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LES ENJEUX DE LA SEPARATION
DES EGLISES ET DE L’ETAT EN EUROPE :

Par Claude Singer, Secrétaire général adjoint de la FNLP (France)

 

Vu de l’autre côté des frontières de la France, les problèmes de voiles, de signes religieux portés à l’école et dans les services publics paraissent souvent extrêmement bizarres, voire surréalistes.

Un récent numéro d’une revue française, Le Monde de l’Education, consacré à la laïcité - encore un mot réputé intraduisible hors de l’hexagone -, rapportait les paroles d’un Norvégien au mois de novembre 2003, lors de la conférence d’Athènes des ministres de l’éducation du Conseil de l’Europe : “ Vous n’avez plus qu’à prôner, ironisait-il, la tenue d’Adam et Eve dans toutes les classes. ”

Pour ce magazine, qui est lié au journal Le Monde, organe officieux de la hiérarchie catholique, l’ensemble du dossier est évidemment orienté dans le sens d’une refonte qualifiée de moderne, de la loi de 1905 et des lois scolaires des années 1880 . Ainsi on peut lire un peu plus loin : “ Sur le plan institutionnel, [le modèle français] de stricte séparation de l’Eglise et de l’Etat - (notez bien le singulier : pour les catholiques, il n’existe qu’une seule Eglise, la leur) -, reste insolite dans l’Union européenne, même si - ajoute le journaliste quelque peu dépité, « plusieurs pays s’en rapprochent aujourd’hui. »

“ La France est le seul pays à avoir explicitement consacré la laïcité dans sa Constitution ”, rappelle la Commission Stasi, qui était chargée par le Président de la République de remettre un rapport sur la question de la laïcité en France.

Je vous prie de m’excuser de continuer à citer cet article, mais il est assez éclairant de l’orientation que la classe bien pensante de la société française en général et le gouvernement en particulier, voudraient voir adopter par la France en matière de séparation des Eglises et de l’Etat. De plus, il situe finalement assez bien le problème. Donc, poursuit le journaliste : « nombre de pays ne connaissent pas même le terme [de laïcité] (…) La plupart des pays européens [ont] opté pour une logique communautaire », « à l’inverse de l’Hexagone, plus favorable à l’assimilation des étrangers. » Effet de la combinaison de ces originalités, la France se retrouve aujourd’hui seule à opter pour une mesure souvent prônée ailleurs par les seuls partis extrémistes ” (entendez les partis racistes et xénophobes d’extrême droite.)

Nous sentons bien qu’il y a là un glissement qui n’est pas anodin. L’application de la loi de 1905 non seulement ne serait plus de mode aujourd’hui, mais encore elle serait un facteur de réduction des libertés, car elle ne permettrait pas aux individus de manifester leur appartenance à un groupe, à des valeurs, à une histoire. En un mot, la laïcité “ à la Française ” n’est plus de mise dans un monde multiculturel. Elle expulserait au lieu d’intégrer.

Malgré tout, on est en droit de se poser des questions lorsque le Président Chirac souhaite à la fois une loi interdisant le port de signes “ ostensibles ” ou “ ostentatoires ” à l’école - visant par-là, quoiqu’ils en disent tous - explicitement et exclusivement le voile islamique, et une laïcité, qu’il nous a proposé dans la présentation de ses vœux de nouvel an, ouverte, c’est-à-dire pluraliste, moderne, permettant l’intégration. Ainsi donc, le seul obstacle réel à cette ouverture que tout le monde souhaite : protestants, catholiques, israélites, bouddhistes : ce serait les islamistes qui menacent le monde libre et démocratique depuis le 11 septembre. Le voile serait le symbole du terrorisme international. Avec un islam de bon ton, modéré, moderne et libéral, nous pourrions tous nous embrasser sur la bouche dans le meilleur des mondes communautaires possible.

Pour essayer d’y voir plus clair, je vous propose de reprendre tout cela dans le détail. Sans doute beaucoup de choses sont-elles déjà bien connues de la plupart d’entre vous, mais il me semble que si nous ne redonnons pas pour commencer aux mots leur véritable sens, et si nous ne revenons pas avec précision sur les faits, nous allons ajouter une nouvelle note confuse à la cacophonie ambiante et généralisée. Cacophonie d’ailleurs savamment entretenue par ceux qui souhaitent profiter de la situation, et qui en profitent déjà : il suffit de voir comment le Vatican, par exemple, signe à tour de bras des concordats avec des Etats à l’Est (comme en République Tchèque ou en Slovaquie) mais également ici en Allemagne dans le Land de Brandebourg.

Qu’est-ce que la laïcité au juste ?

La laïcité, c’est ce qui est contenu dans les deux premiers articles de la loi de 1905 : “ 1ère : la République assure la liberté de conscience, 2ème : La République ne reconnaît, ne subventionne et ne salarie aucun culte. ”

La loi de séparation est une grande loi de liberté. Elle reconnaît deux sphères : la sphère privée dans laquelle chacun peut exprimer sa croyance ou sa non croyance, et la sphère publique dans laquelle l’Etat n’a aucune compétence en matière de croyance : c’est le sens de “ ne reconnaît aucun culte. ” Par contre, les lois et règlements garantissent la liberté de conscience. Ainsi, il est interdit de troubler une cérémonie religieuse, les administrations et les entreprises ne peuvent refuser une demande de congé pour une cérémonie religieuse, il est interdit de mentionner sur un acte officiel, l’appartenance à un groupe religieux, philosophique ou politique, etc. L’article 2 permet également d’ouvrir des aumôneries dans les lieux qui sont fréquentés par des personnes qui ne peuvent facilement en sortir pour pratiquer leur culte : c’est le cas des internats scolaires, des prisons, des casernes.

C’est souvent un grand sujet de questionnement pour un Allemand par exemple. Je me souviens qu’il y a deux ans, nous avons participé - mon ami Christian Eyschen, secrétaire général de la Libre Pensée, et moi-même - au congrès d’une association de Libre Pensée en Allemagne. Nous intervenions sur les rapports Eglises/Etat en France. Quelqu’un nous a posé une question que nous avons commencée par ne pas bien comprendre. C’était : “ Comment fait-on en France quand on veut sortir d’une Eglise ? ” : C’était saugrenu : on avait envie de répondre : “ on passe par la porte, comme tout le monde. ” Finalement, nous n’avons pas trouvé autre chose à répondre pour nous faire comprendre, qu’en posant à notre tour une question : “ Comment faites-vous, lorsque vous allez au cinéma, et que le film ne vous plaît décidément pas ? ”, “ Et bien, vous sortez de la salle, je suppose ” “ Est-ce que vous devez en faire la déclaration au contrôleur des billets ? ” “ Evidemment, non ! ”, “ Et bien, pour quitter une Eglise ou en changer, en France, c’est la même chose, et en plus, il n’y a pas de contrôleur de billets, ni à l’entrée, ni à la sortie ”… “ Bon, continuait notre interlocuteur, … mais, où va aller votre impôt, alors ? … ” A ce moment là, plusieurs personnes sont intervenues, un peu agacées, pour dire : “ Mais il n’y a pas d’impôt pour les Eglises en France ! ” … Preuve que malgré tout, notre “ exception française ” n’était pas aussi incompréhensible qu’on tente de nous le faire croire.

Séparation institutionnelle, pas conception philosophique du monde

La laïcité, c’est donc la séparation institutionnelle de la sphère publique et de la sphère privée.

En ce sens elle ne peut être ni ouverte, ni conviviale ou quoique ce soit de ce genre. C’est comme si on décidait que le panneau de circulation “ STOP ” aux carrefours, allait désormais être considéré comme une obligation ouverte, tenant compte des idées et coutumes et du sens de la convivialité de chaque automobiliste. Cette notion de laïcité ouverte vient d’ailleurs de loin. En 1951, l’évêque Lefèvre de Bourges publiait un livre intitulé Vers la laïcité ouverte. Ceux qui ont inventé ce terme, c’est l’Eglise, ce sont les évêques. Ensuite, cela a été repris et développé par d’autres, mais c’est l’Eglise qui avait le copyright au départ. Depuis, certains en ont fait une morale, une conception du monde, une manière de voir le monde qui serait différente de la manière de voir des religions. Et comme toutes les conceptions du monde, il s’agirait donc d’une croyance qui serait à relativiser, et à mettre en “ résonance ” comme on dit maintenant avec les autres conceptions du monde. C’est le malheur qui est arrivé à la Belgique après, notamment la signature en 1958 du “ Pacte scolaire ” entre les trois partis politiques social-chrétien, socialiste et libéral, pacte qui reconnaît et subventionne les deux réseaux scolaires, officiel et privé, et renforce le système des piliers qui laisse aux communautés un grand nombre de fonctions qui devraient en principe être sous la seule responsabilité des services publics dirigés par l’Etat. Cette situation a conduit les partisans de la laïcité à réclamer la présence d’un enseignement “ laïque ” à côté et à égalité avec les enseignements confessionnels. Nos amis belges du Centre d’Action Laïque n’en sont d’ailleurs pas dupes. Ainsi, on pouvait lire dans un numéro d’Espace de libertés de juillet 2002 un éditorial de Philippe Grollet qui faisait le bilan de la bataille qui avait amené en avril de la même année le vote de la loi de reconnaissance de la laïcité en Belgique. J’en cite les éléments essentiels  : “ Certains ont cru voir un abandon implicite de la séparation des Eglises et de l’Etat, dans la recherche de la “ reconnaissance de la laïcité ”, s’inscrivant dans un processus constitutionnel et législatif plaçant les communautés confessionnelles et la communauté philosophique non confessionnelle sur un même pied. Rien n’est plus faux. Comme nous l’avons écrit à maintes reprises, le combat pour une laïcisation de la société belge, c’est-à-dire la conquête progressive de l’impartialité des pouvoirs publics à l’égard de toutes les conceptions philosophiques (confessionnelles ou non) est un engagement indissociable de celui qui nous a amenés à revendiquer (…) une reconnaissance sans ambiguïté de la communauté de [ceux] qui se reconnaissant dans les valeurs de libre examen, de conquête de la citoyenneté, d’émancipation (…) dans une perspective excluant toute référence à la divinité, au magique ou au surnaturel. ” Cette citation un peu longue marque bien, à mon avis l’enjeu des actions menées par les associations qui combattent pour la séparation des Eglises et de l’Etat en Europe et dans le monde. Je le dis d’ailleurs immédiatement et sans ambiguïté moi non plus, nous ne pensons pas qu’il soit obligatoire pour le monde entier d’appliquer ce qui s’est passé en France, chacun doit suivre sa propre histoire, et nous comprenons parfaitement la nécessité qu’ont eu les partisans de la laïcité en Belgique, lâchés par les politiques, de passer par l’étape de la reconnaissance du fait laïque, d’une conception laïque du monde, avant d’en venir à la demande de laïcisation totale de l’Etat.

Morale laïque ou morale humaine ?

Concernant le problème de la laïcité comme conception philosophique ou morale, je voudrais vous citer quelques brefs passages des conclusions du travail que nous avons effectué l’an dernier au sein de la Fédération nationale. Chaque année, le congrès national choisit une question à l’étude qui sera débattue par les fédérations départementales et les adhérents qui le souhaitent et fera l’objet d’une synthèse proposée à l’adoption du congrès suivant. En 2003, le sujet était : “ Morale religieuse, morale laïque, morale humaine. ” Comme il n’y a pas de petits profits, je voudrais signaler que nous avons édité cette synthèse dans un numéro spécial de notre revue L’Idée Libre, que cette édition a été réalisée en français et en anglais, et que nous en avons amené quelques exemplaires que vous pourrez vous procurer moyennant une somme que je n’hésiterai pas à qualifier de modique. Mais j’en viens au texte. Il s’agit d’un extrait de la contribution du philosophe et professeur de philosophie Henri Péna-Ruyz : “ La morale, l’éthique, nous pouvons la construire à partir de l’humanité qui se rapporte à elle-même. Rien de ce qui est humain ne m’est étranger : tel pourrait être le principe d’une éthique, qui peut s’élever à l’universel, qui n’est ni religieux, ni athée, dès lors qu’elle atteint des valeurs. Des valeurs dont aucun homme n’a à considérer qu’elles sont contraires à son engagement spirituel. Prenons la liberté sexuelle. Est-elle contraire, lorsqu’elle est affirmée, à l’engagement spirituel ? Non. Parce que dans la liberté se trouve incluse la faculté de ne pas faire. Jamais les lois légalisant l’avortement, la contraception, n’ont obligé des femmes chrétiennes à avoir recours à ces moyens. A l’inverse, lorsque, comme en Pologne, on ré-interdit l’I .V.G., il s’agit d’une morale particulière qui s’impose à tous. On sait donc de quel côté se trouve l’universel ! ” (fin de citation).

Il n’y a donc pas de morale laïque, il y a une morale humaine. Cependant la laïcité impliquant la séparation pleine et entière des Eglises et de l’Etat est un des moyens essentiels de tendre vers cet idéal, en se débarrassant des préjugés et des interdits fondés sur les dogmes.

Refus du cléricalisme

La séparation des Eglises et de l’Etat implique également la nécessité d’empêcher que les représentants des communautés participent en tant que tels à l’organisation des affaires publiques en tentant d’imposer leurs croyances particulières à l’ensemble de la société. Ces tentatives s’appellent du cléricalisme. Combattre pour la séparation, c’est par définition être anticlérical.

Si vous me permettez une légère incidente, je voudrais rappeler que l’anticléricalisme fort qui a présidé au vote de la loi de 1905 a une histoire.

Pour comprendre cet anticléricalisme, donc, il faut remonter à un événement qui a traumatisé la France de l’Ancien Régime : les guerres de religions et leurs conséquences. Henri IV, d’origine protestante mais convertit au catholicisme parce que, disait-il, “ Paris vaut bien une messe ”, établit l’Edit de Nantes (1598), qui confère aux protestants une certaine liberté religieuse, et leur attribue un certain nombre de villes. Son petit-fils, Louis XIV abroge l’Edit de Nantes en octobre 1685. Il promulgue en sept articles la suppression de toutes les concessions aux réformés, la démolition des temples, l’interdiction des assemblées, l’exil des pasteurs, l’interdiction des écoles protestantes, l’obligation du baptême catholique pour les nouveau-nés et leur instruction catholique, l’interdiction de sortie du territoire pour les réformés. La répression, la tuerie, les dragonnades vont avoir raison définitivement du protestantisme en France. Le Pape a gagné cette guerre. Les réformés vont désormais être marginaux.

La conséquence va être que la modernité incarnée par le Siècle des Lumières devra passer par un autre chemin que la Réforme. C’est le temps de Descartes, de Fontenelle, de Bayle, puis plus tard de Voltaire, Diderot, Helvétius, d’Holbach. Par sécurité, la plupart se réfèrent à l’Eglise (en 1766, on assassinera le chevalier de La Barre pour impiété), mais ils opèrent une critique virulente de l’intérieur de la religion, à l’instar de Spinoza. Ce chemin de la critique prendra la forme d’un anticléricalisme de plus en plus antireligieux, du fait qu’il n’a pas pu passer par son chemin naturel : le protestantisme. L’exception française naîtra de cette situation particulière.

Pas de législation sur la limitation de la liberté de conscience

Pour en revenir à la séparation, donc, la République ne reconnaît pas l’appartenance à une communauté, quelle qu’elle soit. Ce n’est pas qu’elle refuse les communautés, c’est qu’elle n’a pas à les connaître. Elle ne reconnaît que des individus, des citoyens, libres et égaux en droit. C’est exactement le contraire que prône les partisans de la laïcité ouverte, et - en premier lieu, bien sûr, l’Eglise catholique : La laïcité, selon eux, ce serait la reconnaissance de l’ensemble des confessions.

Le ministre de l’Intérieur français, Monsieur Sarkozy, a largement apporté sa pierre à l’entreprise de démolition de la loi de 1905, en mettant en place un conseil du culte musulman.

Napoléon avait mis en place un consistoire israélite pour exercer un contrôle sur les juifs de France, lesquels avaient acquis la nationalité et la citoyenneté française dans les premières années de la Révolution. Mais ce consistoire voulu par l’empereur allait en quelque sorte de pair avec le concordat qu’il signe en 1801 avec le pape. Napoléon est un incroyant, un athée, mais cela ne l’empêche pas de déclarer : “ … Comment avoir de l’ordre dans un Etat sans religion ? … la société ne peut exister dans un Etat sans une religion. La société ne peut exister sans l’inégalité des fortunes, et l’inégalité des fortunes ne peut exister sans la religion. Quand un homme meurt de faim à côté de quelqu’un qui regorge, il lui est impossible d’accéder à cette différence s’il n’y a pas là une autorité qui lui dise : “ Dieu le veut ainsi, il faut qu’il y ait des pauvres et des riches dans le monde ; mais ensuite et pendant l’éternité le partage sera fait autrement ”… et il ajoute : “ C’est en me faisant catholique que j’ai fini les guerres de Vendée, en me faisant musulman que je me suis établi en Egypte, en me faisant ultramontain qu j’ai gagné les esprits en Italie. Si je gouvernais un peuple de juifs, je rétablirais le Temple de Salomon. ”

C’est d’ailleurs la position de Kant (je cite) : “ Moi, je n’y crois pas, les élites ne doivent pas croire en Dieu, mais les pauvres doivent y croire parce que c’est un facteur de paix sociale. ”

Mais revenons au ministre de l’Intérieur français. Nous ne sommes plus en 1801, nous sommes en 2003, et la loi de 1905 aura bientôt 100 ans. Le gouvernement de la République se doit de protéger et conforter cette loi. Il fait tout le contraire. Et il y met beaucoup d’insistance. D’autres ministres de l’Intérieur, de droite comme de gauche, avaient déjà tenté le coup. La chose n’est pas aisée, car contrairement aux religions chrétiennes, l’islam ignore la hiérarchie religieuse. Chaque communauté peut avoir un imam, mais celui-ci n’est en aucun cas un prêtre, il se contente de diriger la prière et d’instruire les enfants. L’ensemble des décisions d’une communauté où qu’elle se trouve dans le monde, est soumis en principe au consensus de tous ses membres, même si on a vu les talibans dans un triste passé récent, tenter d’imposer par la force leurs propres principes. Vouloir rassembler une instance dirigeante de l’Islam en France relève donc de la gageure. Après bien des tractations et en usant de pressions liées à la situation nouvelle du terrorisme islamique culminant au moment du 11 septembre, un Conseil consultatif du Culte musulman a été mis en place. Le paradoxe, mais en fait cela n’en est pas un, c’est que ce sont les groupes qualifiés de plus extrémistes qui ont eu la majorité lors des élections qui ont été organisées. Cela n’a pas empêché le gouvernement de favoriser la mise en place à la direction du conseil d’un notable, M. Boubakheur, recteur de la Mosquée de Paris, connu pour ses liens avec le gouvernement algérien. Quel sera l’avenir de ce conseil ? Il est encore trop tôt pour le dire. On remarquera qu’il est resté étrangement silencieux ces derniers temps alors que les problèmes du voile islamique dans les écoles défrayaient la chronique. Souhaite-t-il ne pas déranger le gouvernement dans la mise en place de la loi qui vient d’être votée au parlement et qui interdit le port de signes ostentatoires par les élèves dans les écoles - ce qui vise presque uniquement le voile islamique - mais qui en fait permet le port de signes religieux dits discrets : qui déterminera le caractère discret ? Les enseignants, les chefs d’établissements : l’école va devenir un chant perpétuel d’affrontements y compris judiciaires ; ou bien le Conseil est-il déjà totalement impuissanté par les conflits d’intérêts ou d’influence qui le traverse ? Toujours est-il que M. Sarkozy a porté un coup terrible à la loi de 1905, et a marqué par-là même, le début de l’institutionnalisation du communautarisme.

M. Sarkozy donne une nouvelle interprétation de la loi : il déclare que si l’Etat garantit le libre exercice du culte en assurant la liberté de conscience, (article 1 de la loi 1905, je le rappelle), il faut qu’Il donne les moyens de cette garantie de liberté, c’est-à-dire qu’Il subventionne ces cultes … et tant pis si l’article 2 dit exactement le contraire … Bien entendu, l’Eglise catholique française, par la voix de la conférence des évêques, même si elle manifeste un certain mécontentement face à cette reconnaissance officielle de l’Islam, accepte intégralement l’interprétation tortueuse du ministre. Elle est même quasiment la seule instance religieuse ou politique officielle qui ne demande pas la révision ou l’aménagement de la loi, la considérant - dès lors qu’elle est interprétée de cette façon - comme un pilier indispensable de la démocratie … c’est tout dire de la part de spécialistes bien connus de la démocratie.

 

La loi de 1905 implique ou devrait impliquer un certain nombre d’obligations pour l’Etat :

Par exemple, l’Etat ne devrait pas légiférer contre les sectes. La Laïcité signifie que chacun est libre de pratiquer le rite qui lui plaît, de croire à ce qu’il veut, même si cela peut paraître totalement absurde. Si des crimes sont commis dans ces groupements qualifiés de “ sectes ”, et bien il y a des lois qui punissent le crime, il faut les appliquer. Remarquez que lorsque les membres d’une grosse secte, comme la secte des catholiques, par exemple, commettent des crimes de pédophilie, il se trouve que les prélats se couvrent du secret de la religion pour protéger les criminels. A ce sujet, regardez le texte du récent accord complémentaire au Concordat dans le Land de Brandebourg :

Il s’agit de l’Article 9 qui s’intitule : Droit de refus de témoigner.

Je cite : “ Des religieux, leurs aides et des personnes prenant part au travail professionnel dans le but de se préparer à l’exercice du métier, ont le droit de refuser de témoigner lors d’une procédure judiciaire au sujet des informations qui leur ont été confiées en leur qualité de père spirituel ou dont ils ont eu connaissance, et ce, même lors d’une procédure judiciaire soumise au droit du Land. ”

La non séparation des Eglises et de l’Etat est donc un moyen pour certains d’échapper à leurs responsabilités. C’est d’ailleurs pour cela que les grandes religions poussent les pays, comme en France et en Belgique, à légiférer contre leurs concurrents. La secte ; c’est toujours la religion de l’autre.

 

La laïcité, c’est également le droit de ne pas être poursuivi pour blasphème, c’est-à-dire, pour critique blessante ou propos choquants envers les religions. En effet, il n’est jamais question d’offense quand on critique de la même manière les convictions essentielles des individus

Si tous ces gens pouvaient rallumer leurs bûchers, ils n’hésiteraient pas une seconde. Pour l’instant, ils se contentent du statut privilégié que leur confèrent les Etats pour imposer, quand ils le peuvent, la fermeture des bouches libres penseuses ou simplement critiques. Le délit de blasphème existe dans un certain nombre de pays d’Europe, et également en France dans le cadre de l’exception concordataire d’Alsace-Moselle : il s’agit toujours de “ respecter les convictions des chrétiens ”, mais on ne songe pas une seconde que les insanités débitées par les Eglises puissent choquer les libres penseurs et les athées. Des lois contre le blasphème existent dans de nombreux pays d’Europe. Patrice Dartevelle, directeur de la revue belge du CAL que j’ai déjà citée, dans un article paru dans Vivre de mars 2003, indique : “  Parmi les 13 pays étudiés (Allemagne, Angleterre, Autriche, Belgique, Danemark, Espagne, France, Grèce, Irlande, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Portugal), seules la Belgique et la France ignorent complètement une législation pénale sur le blasphème. ” C’est la conséquence de la Révolution française et du Code Napoléon, qui a aboli le crime de blasphème. Encore faut-il nuancer puisqu’en Alsace-Moselle, c’est le Code allemand de 1861 qui s’applique et à travers l’article 166 prévoit trois ans de prison pour “ celui qui aura causé un scandale en blasphémant contre Dieu par des propos outrageants, ou aura publiquement outragé un des cultes chrétiens ou une communauté religieuse reconnue. ” Il est vrai qu’il n’y a eu aucune condamnation en Alsace-Moselle durant les dernières décennies, mais le texte existe et il ne demande qu’à être appliqué si les circonstances s’y prêtent. Toujours est-il, comme le souligne à juste titre, Patrice Dardevelle, ce n’est pas l’injure en elle-même qui est punie, c’est l’attaque contre les religions reconnues par l’Etat.

Cette disposition se retrouve dans l’article 166 du Code pénal allemand, modifié en 1969 à la demande du SPD, en étendant le blasphème à l’insulte aux convictions philosophiques. Dans les années 80, plusieurs procès ont été intentés en Allemagne contre des athées qui mettaient en cause le Vatican pour avoir été “ le premier Etat du monde à reconnaître Hitler par le Concordat de 1933 ” ou pour être “ la plus grande organisation criminelle de l’Histoire. ” Il y a eu quelques inculpations en 1985 à Fribourg, mais les dernières inculpations en 1988 sont restées sans suite devant les protestations internationales.

En Italie, les lois contre le blasphème avaient été supprimées au XIXème siècle, mais elles furent rétablies par Mussolini à partir du concordat signé en 1929. Le Code pénal fasciste a réintroduit le délit de blasphème. La révision du Concordat survenue en 1984 a supprimé la notion de “ religion d’Etat ”, mais ce n’est qu’en décembre 2000 que les articles concernant le délit de blasphème, jugés désormais inconstitutionnels ont été supprimés du Code pénal.

En Angleterre, l’hebdomadaire de la communauté homosexuel “ Gay News ” a été condamné en 1976 et 1979 parce qu’il présentait, dans un poème, Jésus Christ comme homosexuel. Il y a eu des protestations dans l’opinion publique.

Au Danemark, la dernière condamnation remonte à 1938 et les dernières poursuites à 1971, la proposition d’abolition a échoué en 1972-1973.

En Grèce, les condamnations sont innombrables, de l’aveu même du ministère de la justice qui se déclare incapable de les comptabiliser, parce que les condamnations sont prononcées par des cours mineures.

Tous ces pays adhèrent à la convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales qui date de1950, et à laquelle la Cour européenne des droits de l’Homme se réfère pour prononcer des arrêts. En 1976, cette Cour a rendu un arrêt important. Il s’agissait d’une affaire anglaise, l’affaire Handyside. Ce dernier avait fait recours devant l’instance européenne. Ce recours a été accueilli favorablement à partir de l’argumentation suivante : “ La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et vaut même pour les idées qui heurtent, choquent ou inquiètent. ” C’est sur cette base que pendant vingt ans, les condamnations pour blasphème sur la base d’une loi nationale sont restées vaines dans la pratique pour tous les pays qui ont souscrit à la Convention européenne.

C’était vrai jusqu’en 1994. A cette époque, la Cour a rejeté un recours introduit par l’institut Otto Preminger qui siège à Innsbruck. Il s’était vu condamner selon les lois anti-blasphèmes en vigueur en Autriche pour avoir projeté le film de Werner Schroeter, basé sur le livre d’Oskar Panizza, Le Concile d’amour, dans lequel on voit le pape entouré de nonnes déshabillées. Le tribunal d’Innsbruck avait ordonné en 1986 la confiscation du film. La Cour européenne a confirmé le jugement en considérant que la religion catholique était la religion de l’immense majorité des Tyroliens et, je cite, qu’ “ en saisissant le film, les autorités autrichiennes ont agi pour protéger la paix religieuse dans cette région et pour empêcher que certains se sentent attaqués dans leur sentiment religieux, de manière injustifiée et offensante. ” Fin de citation.

Cet arrêt de 1994 s’est trouvé confirmé en 1996, par un autre arrêt confirmant le refus du Conseil britannique de classification cinématographique d’accorder une licence pour une production vidéo dans laquelle on voyait les fantasmes érotiques d’une jeune nonne, inspirés de sainte Thérèse d’Avila. Or, ce jugement ne fait aucune référence à une religion d’Etat (en Angleterre, il n’y a pas de religion d’Etat) : la voie est donc ouverte pour une répression du blasphème en Europe.

En France, des voix s’élèvent pour demander une législation contre le blasphème. Ce fut le cas dernièrement contre l’écrivain Michel Houellebecq, déclarant dans une revue que, je cite, “ la religion la plus con, c’était tout de même l’Islam ”, ce qui était son droit, même si pour nous, libres penseurs, il est difficile d’établir à cet égard un palmarès. Il s’est bien sûr attiré les foudres des représentants plus ou moins officiels de cette religion, ce qui était également leur droit. Plus grave a été la demande de régler ce différend devant la justice. Le Tribunal de grande instance de Paris a évidemment rejeté le référé déposé par la Mosquée de Paris.. L’avocat de la Mosquée a déclaré : “ On s’adresse au tribunal pour éviter une fatwa. C’est à la justice de trancher ” Erreur, car bien sûr le tribunal a rejeté la demande au motif qu’en France, il n’existe aucune loi concernant le délit de blasphème. Dans un autre cas, une association liée à l’extrême droite, l’AGRIF, alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française, a également été déboutée de sa demande de suppression d’un film qui portait comme titre : “ Ceci est mon corps ”, au simple fait du titre, parce qu’il se référait à la liturgie chrétienne. Ce qui est notable c’est que le procureur de la République avait déclaré qu’il n’y avait pas lieu de censurer un film s’il ne présentait - faites bien attention à cela - aucun élément nuisant à la religion…, ce qui incidemment, suggère que la censure pourrait s’appliquer dans le cas d’une atteinte à la religion.

Tous ces gens vont-ils faire appel devant la Cour européenne qui semble leur être favorable depuis 1994 ?

La France apparaît comme le vilain petit canard de l’Europe en matière de relation Eglise/Etat.

Car l’Europe qui se met en place, malgré les récents soubresauts du sommet européen et l’approbation de la “ Constitution ” européenne reportée aux calendes grecques, redonne un espoir fou à ceux qui voudraient voir rayer de la carte l’idée d’une séparation institutionnelle du religieux et du public.

La confusion entretenue tant en France que dans le reste de l’Europe communautaire trouve un point d’exacerbation particulier avec l’arrivée prochaine des pays européens qui se trouvaient avant 1989 derrière le rideau de fer.

Les pays de l’Europe de l’Est, une situation très confuse

Les pays dits de l’Europe de l’Est, dont je voudrais parler maintenant brièvement, présentent, au regard des rapports Eglises/Etat des situations très diverses. Cette complexité est liée à divers facteurs :

- le rôle de la religion orthodoxe et son rapport historique avec l’Etat,

- la présence de l’Islam,

- l’existence d’Eglises gréco-latines ou gréco-catholiques

- le soutien de la plupart des hiérarques orthodoxes aux régimes successifs : tsarisme, stalinisme, nazisme, et leur difficulté à se « refaire une santé » aujourd’hui,

- le rôle du Vatican, tant dans sa politique diplomatique agressive à l’Est, que dans l’attitude d’un certain nombre d’évêques et de prêtres dans des périodes très douloureuses de l’histoire,

- la déchristianisation générale et le recul du religieux dans la population, phénomène qui se développe à l’Est comme à l’Ouest

 

Dans la partie orientale de l’Europe, on peut dénombrer six à huit religions majeures dont quatre à six chrétiennes. Concernant les religions chrétiennes, on trouve d’abord l’orthodoxie sous la juridiction plus ou moins réelle de Constantinople, qui la plupart du temps utilise les langues locales, et l’orthodoxie de la zone d’influence de Moscou qui utilise le vieux slavon ; ensuite les catholiques latins et les les greco-catholiques de Rome, enfin les religions issues de la Réforme (notamment calvinistes et luthériens). Concernant les religions non chrétiennes, on trouve les musulmans (principalement sunnites, mais pas seulement), et - tout du moins jusqu’à la seconde guerre mondiale, les juifs.

 

La nature particulière de la religion orthodoxe est liée à son histoire. A l’Ouest, les catholiques romains se sont construits à partir d’une entité unique, la papauté, avec une hérarchie très structurée. Issue du monde romain, l’Eglise a adopté le latin comme langue universelle. Le droit canon s’appuyait sur le droit romain. De plus, après la chute de Rome et pendant quasiment toute la période du Moyen-Âge, elle a représenté la seule force véritablement organisée. A l’Est, au contraire, il n’y a pas eu de vide politique. La chrétienté orientale s’est développée en harmonie avec les pouvoirs locaux, et en adoptant les langues locales. L’Eglise romaine se veut catholique, c’est-à-dire universelle, alors que les Eglises orientales se contentent d’être simplement orthodoxes, c’est-à-dire, pour faire vite, conformes à la doctrine. Après la chute de Byzance, un nouveau centre de l’orthodoxie s’est développé autour de Moscou. Ce nouveau centre a également profité de la victoire des Habsbourg sur l’empire ottoman : Les traités de Karlowitz (près de Belgrade) entre les Habsbourg et l’empire ottoman en 1699, et celui de Kütchük-Kajnardja (en Bulgarie actuelle) entre les Habsbourg et la Russie en 1774, permettent de développer l’influence du patriarcat de Moscou dans les Balkans. A partir du XVIIème siècle, un conflit s’élève entre les Eglises orthodoxes et l’Eglise de Rome. Cette dernière a en effet réussi à convaincre certains orthodoxes sous domination polonaise et plus tard sous domination habsbourgeoise, de reconnaître la juridiction de Rome. C’est l’origine de la présence des Eglises gréco-catholiques.

L’Islam n’a pas été prosélyte sous la domination ottomane. Il n’empêche que, sous la pression politique, sociale et fiscale, de nombreux peuples balkaniques ont opté pour l’Islam : c’est le cas de la majorité des Albanais, et d’un nombre significatif de Slaves de Bosnie, de Serbie et de Bulgarie.

Les Juifs s’installent en Europe centrale dès le XIIIème siècle, suite aux persécutions opérées par les pays germaniques et plus tard au XVème siècle, lorsqu’ils sont chassés d’Espagne suite à la « reconquista ». Ils occupent toute la partie septentrionale, au nord, nord/est des Carpates et les pays balkaniques à partir de Thessalonique jusqu’en Bosnie, Bessarabie et Bulgarie. Au XIXème siècle, une grande partie d’entre eux refluent vers l’empire austro-hongrois suite aux pogromes de la Russie impériale. Puis c’est l’extermination systématique organisée par les régimes nazis ou fascites, et le départ d’un grand nombre parmi les survivants vers Israël et les Etats-Unis d’Amérique après la seconde guerre mondiale. Aujourd’hui la religion juive est devenue évidemment tout à fait minoritaire.

Depuis le XIVème siècle et surtout au XVIème siècle, des mouvements protestants apparaissent au centre de l’Europe. D’abord sous la direction de Jan Hus en pays tchèques, puis des disciples de Luther et de Calvin. Au nord, la majorité des pays sont devenus protestants. C’est la politique brutale de la Contre-réforme qui du XVIème jusqu’au XVIIIème siècle, a réussi à « recatholiciser » en partie les Polonais, les Slovaques, les Tchèques et les Hongrois.

En Europe centrale, il existe donc aujourd’hui des pays où une seule Eglise ou religion occupe une position dominante (environ les 2/3 de la population) : c’est le cas de la Pologne, de la Croatie, de la Slovaquie et de la Lithuanie pour les catholiques, de l’Eglise luthérienne pour l’Esthonie, de l’orthodoxie pour les pays de religion orthodoxe, de l’Albanie pour les musulmans.

Dans d’autres pays, deux ou trois religions s’inscrivent en une forme de pluralisme : la Lettonie, la République Tchèque, la Hongrie et l’ex-Yougoslavie.

Enfin, il existe parfois des régions où l’adhésion à une religion est liée à l’appartenance supposée ou réelle à une ethnie : Comme on l’a vue récemment, le poids des Eglises dominantes dans ces régions accentue le nationalisme et la xénophobie. C’est le cas de la Slovaquie, de la Lituanie, de l’Estonie, de la Roumanie ou dans divers Etats de l’ex-Yougoslavie.

Pour conclure sur ce point, je voudrais faire deux observations : D’abord, cette marqueterie de religions diverses s’explique par l’histoire. Elle a la même origine que dans les pays de l’Europe de l’Ouest. Seulement, à l’Ouest, l’appartenance à une religion s’est confondue plus ou moins avec les Etats nations en cours de formation. « Cujus regno, cujus religio », « Tel prince, tel religion », dit l’adage. Le centre de l’Europe a toujours été une zone composée des confins des empires, et ce, tout au long de l’histoire, y compris la plus récente. C’est ce qui explique, me semble-t-il, en grande partie cette confusion-profusion.

Ensuite, il me semble également qu’il faut relativiser tout cela. S’il est vrai que la présence au lieu de culte est assez importante dans des pays où la religion est portée par une Eglise nationale, comme en Croatie catholique, en Transylvanie protestante hongroise, au Kosovo musulman ou en Serbie orthodoxe, il n’en reste pas moins vrai également que, comme en Europe de l’Ouest, depuis le XIXème siècle, il y a un véritable recul du sentiment religieux dans la population. Le vieil adage qui court dans les pays nordiques : « On se rend dans sa vie quatre fois à l’église, et dans deux de ses occasions, on y est porté) vaut également pour l’Europe centrale. Selon des statistiques, bien sûr sujettes à caution parce qu’on a beaucoup de mal à avoir des sources fiables, il semblerait que les pratiquants du centre de l’Europe représenteraient entre 5 et 30% de la population totale. Les athées, indifférents et anti-théïstes déclarés représenteraient un nombre à peu près équivalent. Le nombre des pratiquants ou des croyants est donc, ici comme ailleurs, en net recul, voire carrément minoritaire.

Les « spécialistes » ou prétendus tels, pronostiquent un renouveau du sentiment religieux. Mais c’est à l’image de l’Europe de l’Ouest : on a beau pronostiquer, tout se passe comme dans le conte Barbe Bleue : « la sœur Anne ne voit rien venir. »

 

Toujours est-il que ces situations historiques diverses sont également liées à des situations politiques, constitutionnelles, sociales diverses et parfois paradoxales.

On pourrait par exemple penser que l’histoire de la religion orthodoxe impliquerait une séparation de fait. Le totalitarisme des Eglises orthodoxes devrait s’inscrire, contrairement à celui de l’Eglise romaine, uniquement sur le plan de la spiritualité. L’organisation de la société y serait considérée comme du seul ressort du pouvoir politique. Dans la pratique, il n’en est rien, comme on pourrait s’en douter. Les cas de la Grèce, par exemple, qui se trouve lié par des raisons de hasard historique à l’Europe de l’Ouest, est patent : la présence de l’origine religieuse sur la carte d’identité n’a été abandonnée que depuis peu de temps. En Ukraine, c’est presque la caricature. En 1997, les principales Eglises ont signé un pacte déclarant qu’elles renonçaient à la violence pour régler leurs problèmes de relations interconfessionnelles. On assiste malgré tout toujours a des batailles rangées pour la possession de telle église ou de tel monastère. Pour vous donner une idée des enjeux internationaux qui caractérisent le terrain de manœuvre que représente ce pays, il faut savoir, par exemple que le métropolite de l’église autocéphale d’Ukraine, minoritaire par rapport à l’Eglise orthodoxe Ukrainienne (liée au patriarcat de Moscou), n’est autre que le métropolite de Philadelphie aux Etats-Unis. Or, dans ce pays, il n’existerait que 30% de pratiquants, contre 40% de déistes (qui croient en un dieu ou principe créateur, mais représenté dans aucune religion), et 30% d’athées.

En Roumanie, autre pays d’influence orthodoxe ; l’Eglise locale a obtenu d’importants subsides de l’Etat, notamment pour faire face à la concurrence des autres religions (en particulier la pénétration du Vatican, mais également la présence montante du protestantisme). Dernièrement, le catéchisme a été réintroduit à titre obligatoire dans l’enseignement primaire.

 

Concernant l’influence de l’Eglise de Rome sur l’Etat, la situation est également très diverse : Ainsi, on peut citer le cas de la Slovénie qui compte 72% de catholiques, mais qui possède un système de séparation très proche de celui de la France, et dans lequel vit un anticléricalisme fort.

On peut également citer, à l’autre bout, le cas de la Croatie, dont les liens entre Pie XII et Anton Palevic, le Führer croate étaient bien connus, et qui est toujours le grand terrain de manœuvre de la diplomatie vaticane. Son influence a joué un grand rôle dans l’éclatement de la Yougoslavie, et le Concordat établi en 1996 a permis par exemple de reconnaître officiellement le mariage religieux catholique.

 

La République Tchèque est sans doute le pays le plus déchristianisé de toute l’Europe, ce qui n’empêche pas l’Eglise d’avoir obtenu la restitution de 750 000 ha. de terres qui lui avaient été confisquées, pas seulement par le régime soviétique. Le nouveau concordat établit entre le Vatican et le gouvernement Slovaque, fait des catholiques des citoyens privilégiés ; les citoyens non croyants sont relégués, selon l’expression de nos amis de la société Prometheus, au rang de citoyens de rangs inférieurs.

En Hongrie, la Constitution de 1989 précise dans son article 60 que l’Etat est indépendant des Eglises, mais cela n’empêche pas les contribuables de pouvoir défalquer 1% de leur impôt en faveur d’associations, et parmi elles, des Eglises reconnues. Malgré cet appel du pied au financement public indirect, les citoyens hongrois renâclent : En effet, en 1997 seulement 13% des contribuables ont usé de cette possibilité, et parmi eux seulement 1/3 ont attribué leur 1% à des Eglises reconnues. Il faut dire que les Eglises hongroises, qu’elles soient catholiques ou protestantes n’ont jamais réagi contre le régime d’Horthy avant guerre, ni contre son antisémitisme déclaré. De plus, les chefs des Eglises, qui faisaient d’office partie du parlement ont allègrement voté les premières lois antisémites européennes, et ce, dès 1922. En 1986, la conférence épiscopale des catholique s’est incliné devant la raison d’Etat en refusant de soutenir les objecteurs de conscience. Le lendemain de cette déclaration le régime stalinien faisait arrêter et condamner à de lourdes peines de prison une centaine d’insoumis. Les protestants, quant à eux, ont monnayé leur coopération avec l’Etat en obtenant des dérogations pour leurs pasteurs en matière de service militaire. Il y a des choses qu’on n’oublie pas semble-t-il.

L’Eglise catholique occupe une place hégémonique en Pologne. Ce qui n’empêche pas des voix de plus en plus nombreuses de s’élever contre le fait que l’Eglise confond son engagement social avec le soutien à tel ou tel parti en particulier. La religiosité assez profonde d’un grand nombre de Polonais, ne les empêche pas de prendre leurs distances avec les conceptions de cette dernière en matière de sexualité, d’IVG, voir de célibat des prêtres, etc. malgré le concordat établit entre le Vatican et le gouvernement Polonais en 1998, et qui garantit à l’Eglise romaine des privilèges plutôt exorbitants, notamment par rapport aux autres Eglises, par exemple. Il semble que l’arbre médiatique et l’enthousiasme réel des Polonais envers leur pape, cachent la forêt des dissensions et critiques multiples qui s’élèvent dans une population à la recherche, ici comme ailleurs, de la modernité.

L’Europe de Maastricht, l’Europe vaticane contre l’Europe des peuples

Si vous le voulez bien, je voudrais maintenant, pour conclure ce bref tour d’horizon des rapports Eglises/Etat en Europe tant à l’Ouest qu’à l’Est, aborder le problème de la séparation des Eglises et de l’Etat en jetant un regard sur la manière dont les choses se sont mises en place à Bruxelles.

Un spectre hante les dirigeants de l'Union européenne et ceux des différentes confessions : la perte religieuse des sociétés européennes : les églises, les temples et les synagogues se vident, même si les mosquées ne participent pas - pour d'autres raisons - à ce mouvement. En France (enquête Valeurs), en 1981, 74% des Français déclaraient appartenir à une religion (dont 71% au catholicisme), en 1999, ils ne sont plus que 58% (dont 53% au catholicisme.) Le fossé est encore plus grand chez les jeunes - 43% seulement des 18-29 ans disent appartenir au catholicisme. Le mouvement est sensiblement le même dans de nombreux pays d’Europe. Ainsi (enquête ISSP 1998), le pourcentage des 18-29 ans qui se déclarent “sans religion” est de 72% en Grande-bretagne, 71% aux Pays-bas, et 58% en France. L'effondrement du mur de Berlin a ouvert des chantiers nouveaux tant pour les catholiques que pour les protestants.

 

Se rendant bien compte que l'Union européenne, fondée uniquement sur le marché capitaliste, était source de chocs entre la poignée de ceux qui en tirent profit et l'immense foule des laissés-pour-compte, les dirigeants de l'Union européenne ont pensé résoudre le problème en aidant à la réactivation des principes religieux. Bien évidemment, les religions ont répondu présent, et même devancé les souhaits. Depuis 1994, a été mise en place l'initiative “Une âme pour l’Europe” qui vise à financer des rencontres sur le sens de la construction européenne organisées par les religions ou les mouvements humanistes. L'Union européenne est d'ailleurs largement composée de fonctionnaires de tous niveaux qui affichent ouvertement leurs croyances et poussent à la prise en compte des volontés de leurs obédiences respectives. Jacques Delors - chrétien, conseiller de la droite, puis ministre « de gauche » et président de la commission européenne déclarait, je cite : “J'ai beaucoup lu sur l'histoire de l’Europe. Il en ressort que le christianisme est un facteur constitutif très important de notre histoire commune. Il n'y a pas un endroit au monde où soient mieux harmonisées les relations entre l'individu et la société. Cela est dû à mon avis à l'influence du christianisme.” (fin de citation.) Les dirigeants des Eglises sont gens sérieux. Imaginent-ils une Europe réellement revenue au Moyen Age, lorsque serfs et nobles étaient à leurs genoux ? Certainement pas, sauf dans les rêves des plus fous et des plus exaltés ou de ceux qui pensent pouvoir s'emparer du pouvoir à la faveur de déséquilibres causés par des intégristes. Qu'espèrent-ils donc alors en multipliant initiatives, colloques oecuméniques, déjeuners-débats avec les hauts fonctionnaires de Bruxelles ? Quel est l'enjeu ?

Le fondement judéo-chrétien de l'Europe ?

N'en déplaise à Jacques Delors, ce n'est pas le christianisme (ou le judéo-christianisme, si l'on veut) qui explique l'Europe actuelle. La marche vers la démocratie, la reconnaissance des droits de l'individu (même s'il y a beaucoup à dire sur le sujet) trouvent leur source dans les ébranlements que l'histoire a connus, à commencer par celui de la Révolution française - et son influence sur l'Europe entière qui se manifeste par les mouvements d'émancipation nationale du XIXe siècle, et dont une des étapes importantes a été la loi de séparation des Eglises et de l'Etat de 1905 en France.

C'est justement contre les “valeurs” chrétiennes (ou judéo-chrétiennes) que les droits des peuples et des individus ont pu commencer à avoir une certaine reconnaissance. Au XVIIIème siècle, en expulsant la religion de la sphère politique, les Lumières ont permis que se mette en marche l'homme moderne (qui n'est pas particulièrement européen, d'ailleurs.) En ce sens, Voltaire, Rousseau, Diderot et les autres ne sont pas “français” : ils appartiennent à l'humanité tout entière, comme le faisait dernièrement remarquer le directeur exécutif de l’IHEU, Babu Gogineni.

La présence forte des religions dans les organismes européens

Dans chaque pays de l’Union européenne, les rapports Eglises/Etat sont le produit d'une histoire prenant en compte les situations de diversités religieuses (en fait la reconnaissance d'un fait accompli), de divisions plus ou moins marquées de la sphère publique et de la sphère privée. Cela va de la reconnaissance d'une Eglise d'Etat (comme en Grèce ou au Danemark), à la séparation totale (comme en France), en passant par divers stades (Eglises reconnues avec ou sans concordats - comme en Allemagne ou en Italie, Eglise établie comme en Angleterre et en Ecosse, système de pilarisation, comme au Pays-bas ou en Belgique). Lorsqu'on sait que les rapports entre les Eglises et l'Etat ne pourront plus être modifiés lorsque la constitution européenne et son article 51 auront été adoptés et ratifiés par les 25 pays, on comprend la hâte avec laquelle Jean-Paul Il propose des concordats marquant les rapports privilégiés de l'Eglise catholique dans les pays nouvellement ouverts par la chute du mur de Berlin. En effet, il semble que le système de L'Eglise d'Etat ne soit plus à l'ordre du jour. C'est ainsi que récemment l'Eglise de Suède a perdu ce statut. Sans doute, dans ces périodes instables de crises politiques et économiques vaut-il mieux faire paraître une relative indépendance.

 

On observe par contre un accroissement de la présence des religions auprès des institutions européennes tant sur le plan quantitatif (un nombre de plus en plus grand de représentations ont été ouvertes et reconnues par la Commission européenne), que sur le plan qualitatif. En effet, les groupements d'influences (lobbies) oeuvrant auprès des organismes officiels étaient au départ principalement fondés par des fonctionnaires affichant ouvertement leurs croyances ou par des croyants engagés. Peu à peu, ils ont été remplacés par des représentations officielles des Eglises concernées.

 

Longtemps, l'Eglise catholique, par exemple, a privilégié vis-à-vis de l'Union européenne, une reconnaissance officielle en tant qu'Etat. Pie XII prit d'abord position en faveur de la construction européenne par souci de lutter contre le communisme (1947.) C'est entre 1952 et 1957 que le Vatican s'est orienté vers le soutien à l'unification européenne. Elle a ensuite également joué le jeu sur le terrain des ONG.

 

Les relations européennes à l'intérieur des Eglises, comme les contacts inter-confessionnels sont par contre bien antérieurs. Il s'agit de la Conférence des Eglises européennes (siglée KEK selon la dénomination allemande), créée en 1959 et regroupant protestants, anglicans et orthodoxes, et du Conseil des conférences épiscopales d'Europe (CCEE), fondé en 1971, rassemblant les conférences épiscopales européennes.

 

Les structures confessionnelles ont d'abord été des initiatives non officielles. En effet, on a pu constater une certaine réticence des Eglises protestantes à s'engager dans le processus de la construction de l'Europe : construites le plus souvent sur des bases nationales, ne possédant pas - comme le Vatican - une hiérarchie internationale représentative, elles craignaient en grande partie de perdre de leur influence et de leur autorité. En 1973 est créée la Commission oecuménique européenne pour Eglise et Société (EECS). Elle a pour origine l'AOES (l'Association oecuménique pour Eglise et Société) fondée par un groupe d'hommes politiques se réclamant du protestantisme. Du côté des catholiques, la première structure à Bruxelles est l'initiative d'un ordre religieux - les jésuites - qui fonde en 1956 à Strasbourg, puis en 1963 à Bruxelles, l'Office catholique d'information sur les problèmes européens (OCIPE). En 1970, des relations diplomatiques sont ouvertes entre le Vatican et l'Union européenne, et en 1980 est constituée la COMECE (Commission des Episcopats de l'Union européenne.) On voit ici comment le Vatican gère la construction européenne qu'il envisage sur deux plans : l'Eglise catholique agit à la fois en tant que puissance, partenaire non officiellement membre de l'Union européenne et en tant qu'acteur sur le terrain, à travers ses épiscopats locaux, et les ONG qu'elle influence. C'est là une des caractéristiques spécifiques du lobbying religieux, et particulièrement du lobbying catholique.

 

Si les Eglises avaient pris du retard lors de la fondation de l'Union européenne, elles ont anticipé son élargissement à la fois dans ses stratégies et dans ses structures. Ainsi la KEK a intégré l’EECS en son sein, en tant que commission Eglise et Société (CES), qui comprend un groupe de travail sur l'élargissement dirigé par un Slovaque. Chez les catholiques, un statut d'observateur a été accordé aux pays candidats au sein de la COMECE (Suisse, Pologne, Hongrie, République tchèque). Un prêtre polonais est chargé des questions de l'élargissement depuis mai 2000. En 1991, l'OCIPE a fondé un bureau à Varsovie et un à Budapest.

 

Depuis quelques années, la plupart des groupements religieux ont ouvert un bureau à Bruxelles. Côté orthodoxe, Il existe un bureau du patriarcat oecuménique de Constantinople, et des bureaux représentant les Eglises autocéphales nationales (Grèce et depuis peu Russie.) Côté protestant, les Eglises sont d'abord des représentations spécifiques nationales (EKD pour l'Allemagne, Eglise anglicane pour la Grande-bretagne.) Côté juif, il y a des structures religieuses, comme la conférence européenne des rabbins, mais également politiques, comme celles visant à l'amélioration des rapports entre Israël et l'Union européenne (Congrès Juif européen). On a pu également noter, il y a quelques années, l'ouverture d'un bureau loubavitch à Bruxelles. On peut également citer l'exemple du CEJI (Centre européen juif d'information), qui s'est spécialisé dans des programmes d'action éducative qui l'amènent à travailler de plus en plus avec des associations non juives.

 

La présence massive de l'Islam en Europe n'est pas nouvelle, on l’a vue. Cependant, elle est presque entièrement un phénomène d'immigration (4 millions en France, 3,2 millions en Allemagne, 1 million en Angleterre, 600 000 en Italie). L'Islam apparaît bien souvent comme le facteur essentiel d'identification d'une masse énorme de population présente depuis longtemps sur le territoire de l'Europe communautaire, et à qui on continue le plus souvent de dénier les droits élémentaires qui sont accordés de facto aux peuples des pays européens nouvellement intégrés ou qui frappent à la porte. Autre problème pour les gouvernements, comme je l’ai déjà dit,  il n'existe pas de porte-parole religieux qui pourraient se présenter comme représentatifs d'un islam européen. Minorité religieuse non organisée, les musulmans européens sont également loin d'être une réalité ethnique unifiée. Un certain nombre d'organisations tentent de pallier ces difficultés : transnationales comme le Tabligh (groupement pour la prédication) ou fédérations nationales comme l’UCOII en Italie, l'UIOF ou l'UJM en France. Mais les représentants de ces associations ont bien du mal à se faire reconnaître comme représentatifs de communautés dont toute la tradition vise à s'appuyer sur le consensus (ijma, Coran, XLII, 38) plus que sur l'imposition. La tendance actuelle va, ici comme ailleurs, plutôt vers l'exacerbation des différences identitaires. Le 11 septembre et les événements de Palestine n'arrangent rien, on s'en doute. Les gouvernements cherchent à résoudre le problème en créant, je l’ai rappelé tout à l’heure, (comme Napoléon vis-à-vis des juifs avec le Sanhédrin) artificiellement un interlocuteur unique. C'est également une des raisons de leur acharnement à vouloir détruire la loi de 1905.

L'action de ces différents bureaux est diverse. Individuelle, essentiellement pour les affaires juridiques, elle est surtout “oecuménique”, avec tous les guillemets qu'on pourra y mettre. En matière de social, de développement ou de migrations, les représentations des Eglises cèdent bien souvent le pas aux ONG spécialisées d'origine confessionnelle. Il existe enfin - pour ce qui concerne les stratégies générales et les structures, des actions collectives regroupant les diverses religions à l'intérieur de groupes plus larges appelés “issues networks”, afin d'être à même de peser sur le processus de décision communautaire. Ces actions apparemment réconciliatrices, et volontairement spectaculaires, comme le rassemblement oecuménique de Graz en 1989, qualifié par les associations catholiques « d'acte unique œcuménique » (en parallèle avec l'Acte unique européen), permettent de donner à croire que les Eglises sont des interlocuteurs privilégies de la Commission européenne, des pivots indispensables pour donner “une âme à l'Europe”.

 

En réalité ces actions de “policy-communities” masquent mal la guerre implacable que se mènent notamment dans ce qui fut l'Europe de l'Est - les catholiques, les protestants et les orthodoxes.

Guerres de tranchées et batailles diplomatiques

En France, un sondage CSA de 1994 donnait les résultats suivants : 16% des Français de 18 ans et plus estiment qu' “il n'y a qu'une seule religion qui soit vraie”, contre 71% qui estiment que “de nos jours chacun doit définir lui-même sa religion indépendamment des Eglises.” Cela correspond à un mouvement d'ensemble en Europe qui a été caractérisé par la sociologue britannique Grace Davie par la formule devenue très à la mode : “believing without belonging”, (croyance sans appartenance). En ce sens les Eglises perdraient encore plus de crédibilité si elles continuaient à mettre en avant des divergences pour lesquelles autrefois on s'entretuaient, mais qui semblent aujourd'hui pour la grande majorité des gens complètement inopérantes. D'où les actions oecuméniques en grande pompe, les déclarations fracassantes, la publicité autour de la communauté de Taizé, etc.

 

L'arrière du théâtre est assez différent. Jean-Paul II, on le sait, est le champion tous azimuts de la sanctification : pour lui, l'Europe, c'est l'Europe des saints. Ces sanctifications, évidemment exclusivement catholiques (par rapport aux protestants) ne doivent rien au hasard. Ainsi la canonisation du prêtre Jan Sarkander, et l'invitation faite aux protestants de le considérer comme “patron de la réconciliation oecuménique” a été très mal reçue par les protestants tchèques pour qui Sarkander a été un précurseur de la recatholicisation forcée des protestants tchèques. Il en est de même pour la canonisation en juillet 1995 de trois prêtres tués par des calvinistes en 1619. Que dire de la béatification du cardinal Stépinac pour la conscience orthodoxe serbe ou de la canonisation de la juive convertie Edith Stein ? Sur le terrain diplomatique, les Eglises orthodoxes ont quelques soucis avec les menées du Vatican (création de nouveaux diocèses en Russie, boycott par l'évêque orthodoxe de Slovaquie de la rencontre interconfessionnelle avec le pape en juillet 1995, tensions pour réattribuer des édifices cultuels à l'Eglise uniate (catholiques de rite byzantin), voyage du pape en Grèce (2001) fraîchement accueilli par l'Eglise orthodoxe locale, etc.) Plus généralement, un certain nombre de pasteurs protestants des pays du Nord ont tendance à voir dans l'Europe de Bruxelles, la main de Rome. On ne saurait leur en vouloir. Surtout que la fracassante déclaration Dominus Iesus sur l'unicité et l'universalité salvifique de Jésus-Christ et de l'Eglise produite par la Congrégation pour la doctrine de la foi (l'ex-Inquisition) en août 2000 rappelant que la vérité se trouve exclusivement dans la vérité chrétienne, et qu'il est contraire aux textes conciliaires de considérer que “l'unique Eglise du Christ pourrait aussi subsister dans des Eglises ecclésiales non catholiques”, n'est pas faite pour mettre du liant dans la sauce. Expression d'une “tendance” à l'intérieur même du Vatican ? Remise à l'heure des pendules ? Toujours est-il que la Congrégation pour la doctrine de la foi n'a pas la réputation d'une grande autonomie vis-à-vis du souverain pontife. La double sanctification de Pie IX, père des dogmes de l'infaillibilité pontificale et de l'immaculée Conception, auteur du Syllabus, et de Jean XXIII, pape de l'ouverture oecuménique et de Vatican II éclaire d'une manière particulièrement frappante la politique vaticane.

Comment interpréter enfin le souci d’œcuménisme affiché en vitrine, et les concordats et accords que le Vatican signe actuellement à tour de bras, non seulement avec les pays qui se trouvaient il y a quelques années derrière le rideau de fer (comme la République Tchèque, la Pologne, la Slovaquie), mais encore dans des pays comme l’Allemagne (Land du Brandebourg), et qui font des citoyens d’origine catholique, des individus privilégiés - c’est-à-dire soumis à des lois privés -, certes moins que les membres de la hiérarchie catholique elle-même, mais malgré tout qui les place au-dessus des lois qui sont appliquées à l’ensemble des autres citoyens.

Au moment où les caractères de l'Europe capitaliste sont mis de plus en plus à nu, au moment où les peuples (ne serait-ce que sur le plan électoral) s'estiment de moins en moins concernés par des développements qui font d'eux d'une manière de plus en plus évidente, les dindons de la farce, il semble paradoxalement que les Eglises, et notamment la plus centralisée d'entre elles, tentent par tous les moyens de faire apparaître leurs différences. De même que les laissés-pour-compte de la “croissance”, ont tendance à se constituer en groupes communautaires mettant en avant ce qui les distingue, voire ce qui les oppose aux autres, pour redonner un sens à leur existence, de même il semblerait que l'heure soit venue de s'engager dans un processus où chacun va compter les siens.

 

Les associations religieuses (ONG ou directement représentatives d'une confession) s'occupent de plus en plus de tâches habituellement conférées aux Etats (santé, social, éducation ...). C'est un rôle classique qui ne fait que s'accentuer par la volonté européenne de voir diminuer les dépenses publiques. Nous le condamnons. Mais il y a lieu également de combattre la volonté des gouvernements de faire des religions des “leaders communautaires”, des porte-parole des minorités face aux autorités publiques. C'est la raison pour laquelle les représentants des confessions s'efforcent de mettre en place de nouveaux dispositifs pour renforcer leur propre représentativité. Les menées diplomatiques du Vatican en sont un exemple, de même que la décision prise il y a quelques années par le gouvernement britannique, sous la pression des minorités religieuses, d'inclure une question sur l'auto identification religieuse dans le recensement national, décision combattue avec acharnement par les humanistes et libres penseurs britanniques.

 

Comme les nouvelles guerres balkaniques l'ont montré, les religions, loin de tenir le rôle de facteur de paix sociale que les gouvernements voudraient lui voir jouer, vont elles-mêmes - comme toujours dans l'histoire - jouer le rôle de boute-feu. En voulant donner une “âme” aux marchés, les politiques signent un pacte avec le sang des peuples.

A nouveau sur la loi de 1905 et les attaques qu’elle subit

Dans un an, nous fêterons le centenaire de la loi de 1905. 100 ans, c’est un bel âge. C’est aussi le moment de faire le point.

Malheureusement, cette loi a subit de redoutables assauts depuis son existence. Je ne ferai que les effleurer.

1918 : lors du retour des deux départements d’Alsace et de la Moselle à la France, malgré le vote des députés alsaciens et lorrains, c’est le concordat napoléonien et les lois de Bismarck qui continueront à s’appliquer.

1940 : L’Etat français collaborateur, avec à sa tête le Maréchal Pétain, restitue à l’Eglise catholique notamment les biens confisqués lors de la Révolution française, permet le retour des congrégations, instaure le catéchisme à l’école publique, et bien d’autres choses. Nombre des lois votées sous ce régime seront maintenues après la guerre. Et il faut savoir que tout ce qui a été aboli au moment de la Libération, comme l’entretien des églises par les communes ou le catéchisme à l’école publique, a trouvé ou est en train de trouver des chemins détournés pour perdurer ou se remettre en place.

Et c’est également le long cortège des lois antilaïques qui hélas vont être proposées non seulement par les ennemis traditionnels de la laïcité, mais encore par ceux qui jusque là étaient chargés de la défendre : loi Astier de 1919, qui finance l’enseignement professionnel privé, loi Marie et Barangé en 1951 qui permet aux élèves des écoles privées de recevoir des bourses publiques, loi Debré (droite) en 1959 qui reconnaît à l’enseignement privé une mission de service public, et leur permet ainsi d’être largement subventionnées par les fonds publics. Je vous en passe : Loi Haby (droite) : 1976, loi Guermeur (droite) : 1977, accords Hernu/Savary, deux ministres socialistes, en 1981,qui permet aux militaires d’entrer à l’école laïque pour y faire leur propagande ; loi Savary, encore, qui ouvre les universités aux entreprises, loi Rocard (ministre socialiste) en 1984, qui permet le subventionnement public de l’enseignement agricole, loi Chevènement (autre ministre socialiste), en 1985, qui favorise le jumelage école/entreprises, loi Jospin (alors ministre de l’Education nationale) en 1989, qui est l’atteinte la plus grave faite à la laïcité : Cette loi supprime les écoles normales où étaient jusque là formés les instituteurs, transforme les écoles publics en écoles privées par le biais du « caractère propre et du projet d’école », instaure un « droit des élèves » qui va permettre que se développe la campagne sur le foulard islamique et la loi qui a été adoptée récemment en première lecture par l’Assemblée.

La loi de 1905, en France, subit aujourd’hui des attaques directes : En donnant une interprétation tronquée de son article 1, les cléricaux veulent faire admettre que si « la République garantit le libre exercice des cultes », elle se doit de les subventionner, même si c’est en contradiction flagrante avec l’article 2. C’est ainsi qu’on voit apparaître des projets de construction de mosquées, d’Eglises, de cathédrales, de synagogues, qui par des moyens encore détournés - parce que le loi de 1905 existe toujours - impliquent l’apport de fonds publics. Le ministre de l’Intérieur actuel, - qui chez nous est également ministre des cultes du fait de la situation d’exception de l’Alsace-Moselle et d’un certain nombre de territoires d’outremer, vient de mettre en place, comme je l’ai déjà dit tout à l’heure, un conseil national des musulmans de France : il durera ce qu’il durera, mais, il s’agit d’un nouveau coup de poignard dans la loi de séparation.

Mais la loi de 1905 subit également des assauts par le fait de la mise en place des institutions européennes que nous qualifions de réactionnaires et de cléricales. La Constitution européenne en cours de ratification, en ne parlant pas de services publics - par exemple -, mais de services d’intérêts généraux ouvre toute grande la porte du financement public aux associations caritatives d’essence religieuse. Ces dernières sont déjà largement subventionnées, certes, mais jusqu’à présent, elles travaillaient à côté des services publics sociaux ou de santé : il s’agit aujourd’hui qu’elles se substituent à eux.

Nous ne prétendons pas ici que la séparation à la française soit un modèle unique à suivre obligatoirement par tous les partisans de la laïcité. Chacun a sa propre histoire, ses propres traditions et c’est bien ainsi. Les matériaux du chantier sont multiples, ils doivent contribuer, chacun avec leur spécificité à l’élaboration de l’œuvre commune. Ce que nous disons simplement, c’est que si la loi de 1905 est liquidée par la double action intérieure, en France et extérieure, les institutions européennes : alors cela se traduira par un recul général des efforts pour la sécularisation, pour la laïcité, pour la séparation des Eglises et de l’Etat que nous menons tous ensemble et chacun dans notre pays et dans nos conditions historiques respectives, non seulement en Europe, mais dans le monde entier.

 

Je vous remercie.                                                          Retour à l'index