par Abdelfattah Amor
doyen honoraire de la Faculté des sciences juridiques,
politiques et sociales de Tunis (Tunis II)
Lorsqu'on évoque la constitution et la religion dans les Etats
musulmans, les concepts -ou même parfois simplement les termes- deviennent
tellement à contenu ou à portée variable, qu'ils finissent par paraître
rebelles aux définitions, voire même aux délimitations. Cela semble être
vérifiable s'agissant de l'Etat musulman, de la constitution et de la
religion.
L'Etat musulman
L'Etat musulman est-il singulier ou peut-il être conjugué au
pluriel ? Question fondamentale dans le monde musulman. A
priori, la multitude n'a pas de raison d'être en Islam ou plus
précisément dans une certaine pensée musulmane. La communauté musulmane,
la Umma est UNE et INDIVISIBLE, unie de manière trans-frontalière,
trans-temporelle autour du message du prophète Mohamed, autour de l'Islam
(1). Officiellement pourtant, c'est la division ou du moins la nette
différenciation qui est consommée.
C'est la multitude qui prévaut, de manière officielle et quotidienne
depuis qu'il a été mis officiellement fin, en 1924, au régime du califat
qui symbolisait l'unité de l'Umma beaucoup plus d'ailleurs qu'il
n'en exprimait l'intégration politique. Il n'y a plus lieu, dès lors, de
faire état de l'Etat musulman. Il y a, en conséquence, des Etats
musulmans, ou qui se présentent ou sont présentés comme tels. Si on devait
être plus précis, on dirait simplement qu'il y a des Etats qui se
réclament de l'Islam. Ces Etats, faute de pouvoir s'unir autour de ce qui
est constant -le message du Prophète- tentent de coordonner,
épisodiquement, leurs efforts autour de variables politiques dans le
cadre, notamment, d'une organisation internationale : l'Organisation de la
conférence islamique (O.C.I.).
Ensuite, au-delà de l'introuvable singulier et de l'incontournable
pluriel, c'est la qualification de l'Etat musulman qui pose problème et de
manière substantielle. Etat musulman : quand ? pourquoi ?
comment ? lequel ? qu'en résulte-t-il ? Interrogations dont
la multiplication témoigne de la difficulté de saisir la notion, d'en
déterminer les contours et d'en fixer le -ou les- critère(s).
- Etat musulman ? Est-ce l'Etat qui affirme à travers sa
dénomination officielle son caractère musulman ? République islamique
d'Iran, République islamique de Mauritanie, République islamique des
Comores, République islamique du Pakistan.
- Etat musulman ? Est-ce l'Etat qui se qualifie,
constitutionnellement comme tel ? Le Maroc, l'Arabie saoudite et bien
d'autres encore.
- Etat musulman ? Est-ce l'Etat dont la population ou la majorité
de la population ou un pourcentage de la population se réclame de
l'Islam ?
- Ou plus encore l'Etat musulman, serait-ce l'Etat "héritier" de la
civilisation musulmane ou se réclamant du "patrimoine musulman" ?
Il semble être indiscutable, aujourd'hui, que le paysage qu'offre
l'espace musulman est, dans une large mesure, fonction de celui qui
l'observe, de l'intérêt qu'il y a à l'observer, de la manière de
l'observer. Les horizons de l'Islam peuvent conquérir, par-delà les
obstacles, des contrées bien différentes quitte à conduire à
l'identification de l'illusion et de la réalité, la réalité traduisant des
reflets renvoyés par des miroirs aux alouettes. C'est dire que toute
définition conceptuelle de l'Etat musulman est non opérationnelle et même
quelque peu arbitraire. Il n'y a pas d'essence de l'Etat musulman. Y
a-t-il une existence de l'Etat musulman ? A cet égard, il y a lieu,
en partant de la réalité politique interne et internationale, de faire,
dans un premier temps, un constat général quitte à l'ajuster par la
suite.
Le constat pourrait être ainsi formulé : les Etats musulmans seraient
les Etats membres d'une organisation internationale se réclamant de
l'Islam, l'Organisation de la conférence islamique, fondée, notamment,
autour des buts suivants :
- Consolidation de la solidarité islamique
- Soutien de la lutte de tous les peuples islamiques en vue de
sauvegarder leur dignité, leur indépendance et leurs droits nationaux.
La proclamation de la Mecque de 1981 sur la base de laquelle l'O.C.I.
avait été créée, affirme -après avoir dénoncé les idéologies importées-
"la ferme conviction" des participants selon laquelle "les problèmes du
monde islamique ne peuvent être résolus que dans le cadre de l'idéologie
islamique". Le préambule de la charte de l'O.C.I. exprime, quant à lui, le
souci des Etats signataires "de préserver les valeurs spirituelles,
morales, sociales et économiques de l'Islam qui constituent un important
facteur de progrès pour les hommes".
Quels sont, donc, les Etats membres de l'O.C.I. ? Du point de vue
de la procédure, il existe deux catégories d'Etats : les Etats fondateurs
d'un côté et les Etats non fondateurs, de l'autre.
Les Etats fondateurs sont ceux dont les chefs ou les chefs de
gouvernement avaient participé au sommet islamique qui s'était tenu à
Rabat, en 1969, à la suite de l'incendie de la mosquée "Al-Aqsa" à
Jérusalem. Le critère d'invitation et de participation qui avait, alors,
été retenu était d'ordre quantitatif. Avaient été invités au sommet de
Rabat les Etats dont la population était constituée de 20%, au moins, de
musulmans compte non tenu des pays à condition particulière tels que les
Etats marxistes ou ceux qui s'en réclamaient.
Aux Etats représentés à Rabat, étaient venus s'ajouter, plus tard,
d'autres, lors des réunions des ministres des affaires étrangères tenues à
Djedda et à Karachi en 1970 et qui avaient alors signé la charte de
l'O.C.I. Au total trente Etats au départ et entre lesquels il n'y avait
pas toujours de grandes similitudes politiques : Afghanistan, Algérie,
Emirats arabes unis, Bahreïn, Tchad, Egypte, Guinée, Indonésie, Iran,
Jordanie, Koweït, Liban, Libye, Malaisie, Mali, Mauritanie, Maroc, Niger,
Oman, Pakistan, Qatar, Arabie saoudite, Somalie, Soudan, Syrie, Tunisie,
Turquie, Yémen.
Les Etats non fondateurs, ce sont, bien évidemment ceux qui, en
application de la procédure d'adhésion, ont été admis au sein de l'O.C.I.
Il s'agit, notamment de l'Irak, du Bangladesh, du Cameroun, des Comores,
du Gabon, de la Guinée-Bissau, de la Gambie, du Burkina Faso, des
Maldives, de l'Ouganda.
Au total, l'O.C.I. compte, à la date d'aujourd'hui, -juillet 1994-
cinquante-et-un Etats dont certains sont issus du monde qui se réclamait
du marxisme comme l'Albanie ou l'Ouzbékistan.
Les critères d'adhésion à l'O.C.I. ne semblent pas être d'une grande
clarté. L'article 8 de la charte de cette organisation dispose, en effet,
que tout Etat islamique a le droit de devenir membre de l'O.C.I. Mais la
charte ne donne aucune définition de l'Etat islamique. La pratique n'a pas
permis de clarifier, de manière évidente, la question. Elle a permis de
dégager, ou plutôt de faire usage, de trois critères : le critère
quantitatif, le critère constitutionnel et le critère personnel.
Le critère quantitatif : l'Etat musulman est l'Etat où 50% de la
population est musulmane. De ce point de vue quarante-deux Etats dans le
monde seraient musulmans. Certains Etats n'ont pas été considérés pour
autant musulmans, bien que remplissant la condition des 50%. Il en a été
ainsi, notamment du Nigeria. Il en est encore ainsi de l'Ethiopie.
Le critère constitutionnel : est Etat musulman tout Etat qualifié comme
tel par sa constitution. Est également musulman tout Etat dont l'Islam
est, constitutionnellement, la religion d'Etat ou la religion de l'Etat.
Ce critère n'a pas été, toujours, appliqué. Des Etats dont les
constitutions ne font pas référence à l'Islam ou qui se proclament
franchement laïcs ou qui établissent la séparation entre la religion et
l'Etat, sont membres de l'O.C.I. Illustration en est donnée, notamment,
par la Turquie, le Sénégal, le Niger et le Burkina Faso.
Le critère personnel : d'importance très relative, il a été retenu par
l'O.C.I. pour répondre à quelques sollicitations particulières venant
d'Etats ne remplissant ni la condition quantitative, ni la condition
constitutionnelle, mais dont les chefs sont ou sont devenus musulmans. Il
en a été ainsi pour l'Ouganda sous la direction d'Amine Dada, pour le
Gabon aujourd'hui encore présidé par Hadj Omar (Albert) Bongo. Le
Président non musulman Paul Biya est à la tête du Cameroun, Etat admis à
l'O.C.I. du temps et en considération de la personne de son ancien
Président Hadj Ahmadou Ahidjo.
En fait, il n'y a ni conception, ni pratique cohérente susceptible de
permettre une définition acceptable ou opérationnelle de l'Etat
musulman.
Sur le plan quantitatif, il est difficile de mettre dans la même
catégorie des Etats dont la population est constituée presque totalement
de musulmans comme l'Arabie saoudite, la Tunisie ou le Maroc, et des Etats
où la population musulmane est nettement minoritaire comme le Cameroun
(22% de musulmans), le Gabon (2% de musulmans), la Guinée-Bissau (35% de
musulmans), le Tchad (50% de musulmans). L'Albanie, avec 70% de musulmans
était restée longtemps en dehors de l'O.C.I. A cette remarque doit
s'ajouter une autre tenant au fait que des micro-Etats comme les Maldives
(103 000 habitants) ou la Guinée-Bissau (35 0000 habitants) sont
représentés au sein de l'O.C.I., alors que des Etats où vivent des
millions de musulmans n'y ont aucune place. Il en est ainsi, notamment de
l'Inde qui compte près de cent millions de musulmans et de la Chine où
vivraient plus de dix millions de musulmans.
Sur le plan constitutionnel, les différences entre les Etats membres
sont considérables. Certains de ces Etats semblent adhérer à un Islam
militant au point d'être souvent exposés à l'intolérance. Il en est ainsi,
notamment de l'Arabie saoudite, de l'Iran et du Pakistan.
En Arabie saoudite, le statut fondamental du pouvoir établi le 1er mars
1992, et qui tient lieu de constitution, énonce que "le royaume d'Arabie
saoudite est un Etat arabe et islamique, totalement souverain dont la
religion est l'Islam, la constitution le livre d'Allah et la Sunnah
de son prophète".
En Iran, la constitution est fondée sur des considérations strictement
religieuses au point que rien n'échappe à la religion. Les fondements de
l'Etat et du régime, l'action qu'ils ont à mener, les moyens qu'ils ont à
observer s'inscrivent dans la seule sphère du religieux ou plus
précisément de l'Islam chi'ite.
Au Pakistan, la constitution du 12 avril 1973 définit, dans son
préambule, de manière claire le cadre musulman dans lequel évoluent l'Etat
et la société : "Whereas sovereignty over the entire Universe belongs to
Almighty Allah alone, and the authority to be exercised by the people of
Pakistan within the limits prescribed by Him is a sacred trust... Wherein
the Muslims shall be enabled to order their lives in the individual and
collective spheres in accordance with the teachings and requirements of
Islam as set out in the Holy Quran and Sunnah..."
D'un autre côté, on trouve, parmi les Etats considérés musulmans, des
Etats qui se réclament franchement de la laïcité ou du sécularisme ou qui
affichent une certaine tiédeur à l'endroit de l'Islam. Les exemples sont,
à cet égard, relativement nombreux. C'est ainsi qu'en Turquie la
constitution de 1982 dispose, dans son article 2, que "the Republic of
Turkey is a democratic, secular and social state".
Au Niger, dont la population est à 90% musulmane, la constitution du 26
décembre 1992 fait de la séparation de l'Etat et de la religion un
principe fondamental (art. 4).
Au Sénégal, dont la population est à 85% musulmane, la constitution
énonce, dans son article 1er, que "la République du Sénégal est
laïque".
La constitution du Burkina Faso, qui date de 1991, n'établit aucun lien
entre l'Etat et la religion et proclame, avec force, la liberté de
croyance et de non croyance, de conscience et d'opinion religieuse (art.
7), étant précisé, par ailleurs que ce pays compte 43% de musulmans.
En Syrie, la constitution se limite à indiquer que le chef de l'Etat
est de religion musulmane.
La constitution tunisienne de 1959 dispose que la Tunisie est un Etat
dont la religion est l'Islam (art. 1er) et que le Président de la
République tunisienne doit être musulman.
Au total trop de différences, voire même de divergences et
d'oppositions séparent les Etats membres de l'O.C.I. Il n'y a pas, de ce
point de vue, une plate-forme élémentaire de définition de l'Etat
musulman.
S'agissant du critère personnel, il est, par définition même,
l'anti-critère. Il permet de résoudre des cas et non de tracer une ligne
de conduite et de comportement ou une approche globale et synthétique des
problèmes.
En définitive, la réalité la moins discutable est fournie par une
tautologie qui affirme que les Etats musulmans sont les Etats membres de
l'O.C.I. et que les Etats membres de l'O.C.I. sont des Etats musulmans.
Cela n'est pas satisfaisant sur le plan intellectuel. Mais pourtant, c'est
de cela que la réalité est constituée. Une réalité faite de multitude et
de diversité.
Bien évidemment, la tentation de la sélectivité, voire même de
l'appréciation subjective, peut être grande et permettre de dire que
l'Islam des Etats membres de l'O.C.I., est un Islam à contenu variable et
à portée variable et que parmi les Etats musulmans, il y aurait des Etats
plus musulmans que d'autres. Tout en évitant ce type d'appréciation qui
relève beaucoup plus de la quantification que de la qualification, l'on
peut être tenté de dire que la notion d'Etat musulman semble s'appliquer,
principalement, aux Etats qui, au-delà de la croyance, donnent à l'Islam
un contenu militant et en font, en conséquence, une idéologie. Il y a,
indiscutablement, un usage, téléologiquement, politique de l'Islam dans
des pays comme l'Arabie saoudite, l'Iran, le Pakistan, l'Afghanistan ou le
Soudan. En revanche, de manière générale, l'Afrique subsaharienne ne
semble pas être tentée par le militantisme musulman.
Le constat qui vient d'être fait est important, parce qu'en dernière
analyse, il pose le problème des représentations idéologiques et des
intérêts partisans aussi bien, d'ailleurs, à l'échelle interne qu'à
l'échelle internationale. Un tel constat atteste de la prévalence des
variables sur les constantes. La réalité du monde musulman est faite,
aujourd'hui comme hier de variables. Il ne peut pas, peut-être, en être
autrement. C'est dire que la réalité qu'offre l'O.C.I. est inévitable
parce qu'elle traduit, précisément, la variabilité, la diversité. Le monde
musulman est un monde de la diversité et non de l'uniformité. Il n'y a
pas, en d'autres termes, d'essence de l'Etat musulman ; il y a, tout
simplement existence d'Etats musulmans.
La constitution
S'agissant de la notion de constitution dans les Etats musulmans, elle
n'est pas, toujours, acceptée sans nuance. Elle ne constitue pas,
toujours, la loi des lois, tellement est imposant le poids du passé, mais
aussi le poids des traditions et le poids de la religion. Il y a toujours
eu des rapports tendus, notamment, entre l'idée de constitution et
l'Islam. Cette tension est de degrés variables, fonction des circonstances
de temps et de lieu.
L'idée de constitution avait été perçue par la contre-révolution
française comme une hérésie. "La constitution d'un peuple, c'est son
histoire mise en action" disait Bonald. Joseph de Maistre sera plus
radical. Stéphane Rials résumera, parfaitement, sa pensée en ces termes :
"ce qu'il conteste le plus durement dans le constitutionnalisme à
prétention rationnelle des Jacobins, ce n'est pas tant la quête violente
d'une uniformisation illusoire ou le mépris des règles d'expérience
éprouvée, que l'orgueil proprement anti-divin d'une démarche qui consiste
à vouloir reconstruire l'homme social et politique à partir des seules
lumières de la raison".
Le refus de la constitution par la contre-révolution, en France, a été,
magistralement analysé par Gérard Gengembre dans un ouvrage collectif paru
récemment (2). Gérard Gengembre écrit que "la contre-révolution se
rassemble bien autour d'un refus de la constitution révolutionnaire" et il
ajoute, pour expliquer le sens donné à la constitution révolutionnaire
qu'il s'agit de "la prétention de créer une constitution". Analysant le
point de vue d'Edmond Burke sur la révolution, Gengembre écrit : "Burke
fait (...) de la révolution française un contre-sens, dans toutes les
acceptions du terme. Erreur sur ce qu'est véritablement une constitution,
ignorance du poids de l'histoire, de l'influence du temps, illusions sur
les pouvoirs de la raison, viol de la nature politique, oubli de la force
des choses...". Gengembre note plus loin : "Le cercle se referme : si la
constitution existe, elle est éternelle. Il ne faut rien changer car on ne
peut rien changer. La tradition, toujours la tradition, encore la
tradition : elle est l'histoire même (...) Dans ce cadre la théorie
contre-révolutionnaire va s 'inscrire".
L'attitude de la contre-révolution, en France, trouve, parfois, des
échos dans les Etats musulmans. Le raisonnement est, toujours, aussi
simple et aussi radical : une vérité énoncée par la religion ne peut être
découverte, et encore moins contestée, par la raison. Il en découle une
subordination de la raison à la religion. Dès lors, la raison ne peut
qu'être évacuée. Dès lors aussi, la constitution est soit inutile -parce
qu'elle ne peut innover- soit tout au plus d'intérêt limité parce qu'elle
ne fait que reproduire les prescriptions religieuses ou au mieux s'en
faire l'écho. En d'autres termes, il ne peut y avoir de prescriptions
constitutionnelles ou plus généralement de prescriptions juridiques en
dehors du cadre fixé par la religion. C'est dire que, pratiquement, le
problème de la constitution dans les Etats musulmans se pose souvent dans
les mêmes termes que ceux auxquels avait été confrontée la révolution
française deux siècles plus tôt. Le temps n'a pas permis un changement
quant à la nature des problèmes. Il est vrai, cependant, que les attitudes
des Etats musulmans ne sont pas uniformes bien qu'elles aient tendance à
converger relativement à la prévalence du "transmis" (Al-Manqul)
sur le "raisonnable" (Al-Ma'qul).
Analysant les attitudes des Etats du tiers monde à l'égard de la
constitution, le doyen Sadok Belaïd estime, relativement à la question des
rapports entre constitution et religion, que trois attitudes méritent
d'être soulignées. Ces attitudes nous semblent parfaitement transposables
aux Etats musulmans :
Première attitude : c'est celle de l'hostilité absolue de
l'idéologie religieuse à l'idée de constitution. Une attitude véhiculant
une antinomie entre constitution et religion. Cette attitude se résume
dans un slogan lancé et entretenu, depuis longtemps, par les "frères
musulmans" et plus généralement, aujourd'hui, par de nombreux groupes
religieux extrémistes à travers le monde musulman : "Pas de constitution
autre que le Coran". Cette attitude a été observée, sans nuance, par
l'Arabie saoudite jusqu'en 1992. L'adoption du statut fondamental du
pouvoir en 1992 ne semble pas avoir modifié l'état des choses malgré les
controverses qu'elle peut susciter. Le Roi Fahd n'a pas manqué, à
l'occasion de la promulgation de ce statut, le 1er mars, de souligner que
"Notre constitution, en Arabie saoudite c'est le Saint Livre de Dieu (...)
et la Sunnah du Prophète". La même attitude se vérifie en Libye, au
niveau de la proclamation du pouvoir du peuple du 2 mars 1977. Les
soubassements de l'attitude libyenne sont fondamentalement différents,
cependant, de ceux qui sous-tendent l'attitude saoudienne.
Deuxième attitude : c'est une attitude de subordination de la
constitution à la religion. La constitution n'est pas, ainsi, la loi des
lois. Elle n'a pas de suprématie par rapport à la religion. Elle est, en
d'autres termes, déclassée par rapport à la religion. A cet égard, trois
exemples peuvent être invoqués, exemples qui témoignent, parfois, de la
rencontre entre l'attitude d'hostilité et l'attitude de subordination. Ces
exemples concernent l'Arabie saoudite, l'Iran, et le Pakistan.
L'Arabie saoudite dispose depuis 1992 d'un texte régissant le pouvoir
et qui, plutôt que d'être intitulé constitution, est intitulé statut
fondamental du pouvoir. Ce statut qui définit l'Arabie saoudite comme Etat
islamique dont la religion est l'Islam et la constitution le Livre de
Dieu, a été présenté par le Roi Fahd comme la traduction de la fidélité de
l'Arabie saoudite à la voie religieuse qui a été la sienne et qui est
fondée sur les trois vérités suivantes :
Première vérité : le fondement islamique du pouvoir est bien
enraciné et n'obéit pas à la modification et au changement. Dieu a dit :
"C'est nous qui avons envoyé le Coran et c'est à nous de le conserver"
Deuxième vérité : il n'y a pas lieu de discuter la nécessité de
la préservation et de la confirmation de la voie déjà tracée et ce en
application de la volonté divine s'adressant au prophète : "Nous avons mis
à ta disposition la Shari'à. Suis-la et ne suis pas les caprices de
ceux qui ne connaissent pas".
Troisième vérité : la fidélité des dirigeants de l'Arabie
saoudite à leur Islam en toutes situations et circonstances, est
intangible.
Tirant les conséquences de cette attitude l'article 7 du statut dispose
que "le pouvoir tire son autorité en Arabie saoudite du Livre de Dieu et
de la Sunnah de son prophète qui l'emportent sur le statut et sur
tous les autres statuts de l'Etat".
Le deuxième exemple est celui de l'Iran dont la constitution obéit à la
même logique et dont l'article 4 vient soumettre toutes les règles
juridiques du pays aux normes islamiques, le Conseil des savants se
chargeant de la mission de contrôle pour assurer la prévalence des normes
islamiques sur toutes les autres normes.
Le troisième exemple est celui du Pakistan où la constitution assure,
dans son article 227, la supériorité des prescriptions de l'Islam sur les
lois positives : "All existing laws shall be brought in conformity with
the injonctions of Islam as laid down in the Holy Quran and Sunnah, in
this Part referred to as the Injonctions of Islam, and no law shall
enacted which is repugnant to such Injonctions".
La Cour suprême du Pakistan n'a laissé aucune équivoque quant à la
subordination du droit positif aux normes islamiques, c'est-à-dire à la
Shari'à. Dans une série d'arrêts rendus le 3 juillet 1993,
relativement à la question des Ahmadis, la Cour affirme, dans un style
d'impérativité, ce qui suit : "It is clear that the constitution has
adopted the injonctions of Islam as contained in Quran and Sunnah of the
Holy Prophet as the real and the effective law. In that view of the
matter, law the injonctions of Islam as contained in Quran and Sunnah of
the Holy Prophet are now the positive law. The article 2A made effective
and operative the Sovereignity of Almighty Allah and it is because of that
Article that the legal provisions and principles of law, as embodied in
the Objective Resolution, have become effective and operative. Therefore,
every man-made law must now conform to the Injonctions of Islam as
contained in Quran and Sunnah of the Holy Prophet (peace be upon him).
Therefore, even the Fundamental Rights as given in the constitution must
not violate the norms of Islam".
Troisième attitude : c'est celle de l'instrumentalisation
de la constitution. Elle consiste à intégrer le dogme dans la constitution
de manière à ce que l'Etat se trouve engagé par la religion et que la
légitimité de ses gouvernants ne soit pas en rupture avec la religion :
Islam religion d'Etat, Islam religion de l'Etat, Shari'à source
unique ou principale ou simple source de législation, sont des formules
souvent utilisées à l'effet d'assurer l'instrumentalisation de la
constitution -avec des degrés d'intensité variable- à des fins
religieuses. La constitution est, ainsi, récupérée pour devenir un
instrument d'expression d'une politique religieuse et parfois même d'une
idéologie religieuse. Or il n'y a pas une seule politique ou une seule
idéologie pouvant prétendre à l'exclusivité de l'imputabilité à l'Islam.
Et voilà que l'on redescend, encore une fois, sur terre pour retrouver les
hommes avec leurs conflits d'intérêts et d'opinions, leurs représentations
sociales collectives et leurs conflits idéologiques et partisans.
Les attitudes, relativement aux rapports Etat-religion ne doivent pas,
quelle que soit par ailleurs la formulation dans laquelle ils
s'inscrivent, occulter cette réalité fondamentale qu'en dehors du for
intérieur il n'y a pas de religion politiquement innocente et qu'il n'y a
pas d'usage du religieux à l'abri des conflits des représentations
idéologiques et des intérêts partisans.
En tout état de cause, il demeure évident que la plupart des
constitutions des Etats musulmans établissent des liens entre constitution
et Islam. Avec une intensité à degré variable. Avec une portée tout aussi
variable.
Il reste à préciser cependant que ce ne sont pas tous les Etats
musulmans qui disposent de constitutions aujourd'hui, c'est-à-dire d'un
statut écrit du pouvoir. Le Sultanat d'Oman demeure régi, à titre
essentiel par des traditions d'origine tribale notamment. L'Afghanistan
n'a pas encore de constitution malgré la chute du régime qui se réclamait
du marxisme. Une véritable lutte entre les différentes factions musulmanes
est engagée au sujet de la question constitutionnelle et de la maîtrise du
pouvoir. La Libye n'a pas non plus de constitution. Au sens formel du
terme. La proclamation du pouvoir du peuple et le livre vert du colonel
Kadhafi y tiennent lieu de constitution bien que le Coran ait été
qualifié, depuis 1977, de constitution de la "Jamahirya". Le Soudan est
régi, quant à lui, par des ordonnances constitutionnelles à caractère
organisationnel.
Il résulte de la diversité des situations qui caractérisent le monde
musulman que les rapports entre constitution et religion doivent être
recherchés dans les constitutions écrites, mais également en dehors
d'elles dans la mesure du possible.
La religion
Il demeure évidemment entendu que la question à examiner ne porte pas,
uniquement, sur constitution et Islam dans les Etats musulmans, mais plus
généralement sur les rapports entre constitution et religion, celle-ci
étant entendue de manière abstraite et visant, en conséquence, l'ensemble
des religions en terre d'Islam. Il est clair, cependant, que, par la force
des choses, l'examen portera, principalement, sur l'Islam.
Relativement à la définition de la religion, les points de vue ne
concordent pas toujours, surtout qu'ils ont parfois tendance à traduire
les données d'une religion particulière. C'est ainsi que le professeur
Jacques Robert estime qu'une religion présuppose une croyance, un culte et
si possible un clergé plus ou moins hiérarchisé (3). La notion de clergé
n'est pas vérifiable en Islam. L'importance et la réalité du culte varie
d'une religion à une autre. Par ailleurs les critères proposés par le
professeur Robert peuvent être réunis s'agissant de groupes ayant des
préoccupations religieuses mais également des préoccupations financières.
A tout cela s'ajoute la difficulté de distinguer secte et religion à moins
de dire qu'une religion est une secte qui a réussi. C'est dire qu'il y a
lieu de se limiter à tenter de tracer, à grands traits, les contours de la
notion de religion afin d'en saisir les dimensions au niveau des
constitutions.
On peut décrire la religion comme tendant à donner un sens à la vie et
à prescrire la ligne de conduite à suivre en conséquence. Dans un rapport
établi en 1986 (4) Mme Elisabeth Odio Benito, analysant le problème de
l'élimination de toutes les formes d'intolérance et de discrimination
fondées sur la religion ou la conviction, note que "la notion de religion
sous-entend au minimum credo, code d'action et culte".
On notera, dès lors, que la détermination des rapports entre
constitution et religion dans les constitutions des Etats musulmans ne
peut être limitée au simple énoncé religieux au niveau de la constitution,
mais qu'elle va au-delà pour intégrer les conséquences de cet énoncé tant
au niveau de l'individu qu'au niveau de la collectivité. Or, par-delà les
références formelles et symboliques et par-delà les considérations de
légitimation politique fondée sur la religion, la question cardinale
demeure de savoir quelle est la représentation idéologique et quels sont
les intérêts partisans qui sous-tendent les rapports entre la constitution
et la religion dans les Etats musulmans.
Historiquement, l'imbrication du religieux, du politique et du
juridique en terre d'Islam était telle qu'il n'y avait pas lieu de se
poser la question de leurs rapports puisque, en dernière analyse, le
politique et le juridique n'avaient pas d'autonomie propre et que toute
distinction dans ce domaine était très souvent de portée limitée voire
même insignifiante (5).
Ce n'est qu'à partir du XIXème siècle, et sous l'effet de la
pénétration des idées européennes dans le monde musulman, que des
questions commençaient à être posées. Celles-ci devenaient de plus en plus
pressantes au fur et à mesure que se développaient les réclamations
européennes tendant à la protection des non musulmans en terre d'Islam et
parfois aussi -et de manière implicite- à la propagation du christianisme.
Les rapports entre constitution et religion n'avaient, pratiquement, de
l'intérêt dans les déclarations et constitutions que dans la mesure où ils
donnaient un éclairage sur la condition des non musulmans. Il en a été
ainsi en Tunisie relativement aussi bien au pacte fondamental de 1857 qui
était une déclaration de droits qu'a la constitution de 1861. Il en a été
ainsi, également, en Egypte à l'occasion des progrès réalisés en 1848 et
en 1866 sur la voie du parlementarisme. L'Empire ottoman dans son ensemble
s'était fait l'écho de ce phénomène, notamment à l'occasion des réformes
politiques et constitutionnelles qu'il a réalisées spécialement en 1839,
1856 et 1876.
Le grand tournant eut lieu à la suite de la dislocation de l'Empire
ottoman et de l'abolition, en 1924, du régime du califat. Depuis, la
tension entre constitution et religion, entre laïcité et engagement
religieux, entre Islam ouvert et Islam clos n'a cessé de se manifester, au
point qu'aujourd'hui elle semble être d'une intensité particulièrement
forte tant à l'échelle internationale qu'a l'échelle interne.
A l'échelle internationale, l'expression des courants se réclamant du
socialisme et le développement des idées sous-tendues par l'athéisme ou
par la non-croyance religieuse, avaient favorisé l'émergence beaucoup plus
d'un mouvement de réaction et de résistance que d'éveil de l'Islam.
L'entrée des troupes soviétiques en Afghanistan en 1979, conjuguée avec
l'établissement au coeur même du monde musulman d'un Etat -le Yémen du
sud- se réclamant franchement du marxisme conduira au renforcement de
l'alliance islamique initiée à partir du sommet islamique de Rabat en
1969.
La chute du régime impérial en Iran et la proclamation de la République
islamique d'Iran créeront une situation nouvelle aux conséquences
internationales considérables y compris au niveau du monde musulman où la
nouvelle donnée iranienne était appréciée de manières fort différentes.
Toute la question était de savoir si la nouvelle situation en Iran était,
au-delà des problèmes qu'elle posait aux uns et aux autres, annonciatrice
d'un renouveau de l'Islam ou d'une simple réaction, voire même d'une
revanche, sans lendemain. Quelles que soient les appréciations, il demeure
établi que la "donnée islamique" a pris de plus en plus d'importance à
l'échelle internationale depuis les années quatre-vingts. La contribution
de l'O.C.I., de l'Arabie Saoudite, de Iran, du Pakistan et du Soudan, à
cette évolution semble être importante. Par ailleurs la situation en
Bosnie-Herzégovine depuis l'éclatement de l'ancienne Yougoslavie et
l'influence croissante du courant islamiste au sein du mouvement
palestinien et spécialement depuis 1993 participent à la dimension
internationale de l'Islam aujourd'hui.
A l'échelle interne les idées et mouvements politiques et sociaux se
réclamant de l'Islam n'ont cessé de se développer depuis le début des
années soixante-dix notamment. Tous les Etats musulmans connaissent,
aujourd'hui, et à des degrés divers le phénomène islamiste et très souvent
sous sa forme extrémiste. L'exemple qu'en offre l'Algérie semble
constituer la manifestation la plus éclatante parce que, peut-être, la
plus violente et la plus dramatique.
Les développements de l'islamisme, y compris dans son aspect
extrémiste, ont été favorisés par l'émergence d'une littérature islamiste
souvent démagogique, mais parfois aussi d'une très grande qualité
intellectuelle. Cette littérature a vu le jour et s'est développée,
notamment, en Egypte et au Pakistan. C'est dire toute l'importance des
questions d'ordre religieux dans les Etats musulmans. C'est dire surtout
l'importance des conséquences juridiques et politiques attachées à
l'énoncé religieux. Il est, dès lors, normal que les rapports entre
constitution et religion interpellent aussi bien l'Etat que l'individu.
Deux développements seront, en conséquence, consacrés d'une part à la
condition de l'Etat (I) et d'autre part à la condition de
l'individu (II).
I - LA CONDITION DE L'ETAT
Des questions importantes concernant les relations entre l'Etat et la
religion dans les Etats musulmans ont suscité et continuent à susciter des
controverses. L'Etat encadrant une population musulmane peut-il
s'affranchir de la religion ? Au cas où l'Islam serait la religion
d'Etat ou religion de l'Etat peut-il être en même temps celui de
l'ensemble des citoyens ou des personnes liées à l'Etat par des liens de
nationalité ? A quelle condition religieuse peuvent prétendre des
étrangers dans un Etat dont la religion est l'Islam ?
Il arrive que soit mis en relief le point de vue selon lequel
"l'existence où que ce soit d'une religion d'Etat pourrait être considérée
comme une déclaration officielle d'intolérance. En effet une religion dont
la situation dominante est ainsi reconnue de droit peut sans aucun doute
influer sur l'action législative et le sens de la loi" (6).
Le Comité des droits de l'homme institué par le pacte des droits civils
et politiques de 1966 a, dans une observation générale se rapportant à
l'article 18 présentée le 22 juillet 1993, noté que "l'établissement d'une
religion d'Etat ne porte pas atteinte à la liberté de religion et n'est
pas incompatible avec l'interdiction de la discrimination fondée sur la
religion ou la conviction".
En réalité, relativement au monde musulman, les situations sont plus
diversifiées et plus complexes même. Une clarification, dans ce domaine,
peut être tentée à travers l'examen d'abord de la nature de l'Etat
(A), ensuite de la législation de l'Etat (B), enfin de
la politique de l'Etat (C).
A - La nature de l'Etat
L'examen des constitutions des Etats musulmans permet d'identifier
trois catégories d'Etats :
- des Etats "affranchis" de la religion et dont certains sont
franchement laïcs ;
- des Etats subordonnés à la religion au point de paraître des Etats de
religion ;
- des Etats maîtres de la religion, au point que celle-ci n'a de force
que dans la mesure où elle se trouve récupérée par lui, la religion de
l'Etat n'étant alors que sa "chose".
1 - Etats affranchis de la religion
Lorsque, relativement aux Etats musulmans, on évoque l'affranchissement
de l'Etat par rapport à la religion, c'est, bien évidemment de
l'affranchissement de l'Etat par rapport à l'Islam qu'il s'agit.
Cependant, cet affranchissement peut s'exprimer de manières différentes,
passant de la simple séparation entre l'Etat et la religion à la
confrontation avec la religion voire même à l'hostilité délibérément
entretenue à l'égard de la religion. Les exemples qui illustrent ces
différentes situations sont, relativement, nombreux. Il suffit à, cet
égard, de mentionner des Etats comme le Burkina Faso, le Cameroun, la
Gambie, la Guinée, la Guinée Bissau, le Mali, le Niger, le Sénégal, le
Tchad et la Turquie. On observera, cependant, qu'aucun des Etats,
ci-dessus mentionnés, n'est arabe et que la plupart d'entr'eux sont
africains, très souvent héritiers d'une tradition de tolérance et d'une
grande expérience de coexistence entre différentes religions et
convictions. On observera, également, que parmi les Etats dont il est
question figure la Turquie, héritière de l'Empire ottoman, et qui, après
la première guerre mondiale, avait connu, sous l'impulsion de Kamel
Ataturk, une véritable insurrection contre l'Islam.
En réalité cette catégorie d'Etats peut être subdivisée en trois
sous-catégories :
Première sous-catégorie : dans cette première sous-catégorie,
peuvent être classés les Etats qui s'abstiennent de reconnaître un statut
constitutionnel à l'Islam, qui n'établissent pas, officiellement, la
laïcité ou la sécularité et qui admettent la liberté de croyance et de
conviction. Cela est, notamment, le cas de la Guinée et la Guinée Bissau
auxquelles peut être ajoutée l'Indonésie.
Deuxième sous-catégorie : dans cette deuxième sous-catégorie,
peuvent être classés les Etats qui, sans établir une religion d'Etat ou
une religion de l'Etat, prônent la séparation entre l'Etat et la religion
tout en reconnaissant la liberté de croyance et de conviction. C'est le
cas, notamment, du Niger où l'article 4 de la constitution de 1992 est
venu poser formellement et clairement le principe de la séparation de
l'Etat et de la religion. Tirant la conséquence de ce principe, l'article
9 §2 énonce que "aucune religion, aucune croyance ne peut s'arroger le
pouvoir politique ni s'immiscer dans les affaires de l'Etat". Le
paragraphe 3 du même article ajoute que "toute propagande
particulariste de caractère (...) politique ou religieux est punie par la
loi". L'article 10 interdit, quant à lui, les partis à caractère
religieux tout autant que ceux ayant un caractère ethnique ou religieux.
De l'autre côté la République du Niger assure à tous l'égalité devant la
loi sans distinction y compris d'ordre religieux. Elle respecte et protège
toutes les croyances et reconnaît que "toute personne a droit à la liberté
de pensée, d'opinion, d'expression, de conscience et de culte" (art. 24).
L'Etat garantit plus spécifiquement le libre exercice des cultes et
l'expression des croyances.
Troisième sous-catégorie : cette troisième sous-catégorie
comprend les Etats qui se proclament franchement laïcs. Cela est le cas du
Burkina Faso, du Cameroun, de la Gambie, du Mali, du Sénégal, du Tchad et
de la Turquie.
La constitution du Sénégal reconnaît, déjà dans son préambule, les
libertés philosophiques et religieuses et énonce, dans son article 1er que
"la République du Sénégal est laïque, démocratique et sociale" et qu'"elle
assure l'égalité devant la loi de tous ses citoyens, sans distinction
d'origine, de race, de sexe, de religion. Elle respecte toutes les
croyances". L'article 19 de la même constitution dispose que "les
institutions et les communautés religieuses ont le droit de se développer
sans entrave. Elles sont dégagées de la tutelle de l'Etat. Elles règlent
et administrent leurs affaires de manière autonome".
La constitution turque, quant à elle, qualifie, dans son article 2, la
République turque d'"Etat de droit, démocratique, laïc et social qui
respecte les droits de l'homme" et qui établit l'égalité entre tous les
individus sans distinction aucune y compris celle tenant à la religion ou
au culte. La constitution turque condamne, par ailleurs toutes les
hégémonies, y compris de religion ou de culte, ainsi que tout moyen
tendant à créer un régime "fondé sur l'hégémonie ou la discrimination".
Elle établit la liberté de conscience, d'opinion et de foi religieuse et
énonce que "nul ne peut être contraint de prier ou de participer à des
rites ou des cérémonies religieuses, ni de divulguer ses croyances et ses
convictions religieuses''. Se démarquant par rapport à certains aspects de
l'histoire ottomane, mais aussi par rapport à la pratique dans certains
Etats musulmans, l'article 24 de la constitution turque affirme, avec
force que "nul ne sera critiqué ou incriminé pour ses croyances et ses
convictions religieuses". Semblant craindre les aléas de l'avenir, les
constituants turcs ont cru devoir préciser, dans l'article 136 de la
constitution que "le département des affaires religieuses, qui occupe une
place dans l'administration générale, s'acquittera des devoirs qui lui
incombent en vertu de la loi, conformément au principe de la laïcité, en
dehors des opinions et des idées politiques et en faisant de la solidarité
et de l'intégrité nationales son objectif".
En d'autres termes, l'affirmation du caractère laïc de l'Etat turc
place l'Etat au-dessus des luttes religieuses et partisanes et fait de lui
-et non de la religion- l'élément fédérateur et intégrateur des individus
et des groupes, abstraction faite des opinions et croyances particulières
et des appartenances aux groupements partiels qui demeurent subordonnés au
groupement supérieur et global qu'est l'Etat.
2 - Etats subordonnés à la religion
Par Etats subordonnés à la religion, on vise les Etats qui ne sont que
l'expression instrumentale de la religion. Un simple appareil de
réalisation du dogme religieux et d'une politique religieuse ou se voulant
ou se présentant comme tel. Il ne s'agit pas, donc, de l'Etat souverain,
mais de l'Etat redéfini, reconceptualisé. La puissance de l'Etat ne se
justifie que par la religion où il trouve sa propre limite. C'est dire
qu'il n'y a pas de primauté autre que religieuse et qu'il n'y a pas de
suprématie en dehors de la religion. L'Etat est ainsi approprié par la
religion.
S'agissant des Etats musulmans concernés par cette construction, l'Etat
y est celui de l'Islam. L'Etat est, dès lors, l'Etat de la religion,
condition fondamentalement différente, voire même opposée à celle de la
religion réduite simplement à la religion d'Etat. Il en résulte que, non
seulement la logique de la séparation de l'Etat et de la religion n'a pas
de raison d'être, mais aussi que l'idée même d'une interaction entre
l'Etat et la religion est inacceptable, tellement est ancrée la conception
plaçant la religion au niveau des origines, des fondements et l'Etat au
niveau des mécanismes et moyens. L'Etat, institution posée, n'a de raison
d'être que dans la religion, institution imposée. On trouve, dans le monde
musulman, des Etats qui répondent, à des degrés divers, à ce type de
construction et de représentation. Les exemples du Soudan, du Pakistan et,
dans une moindre mesure, de Bahreïn méritent d'être mentionnés à cet
égard. Mais les exemples qui semblent mériter de retenir particulièrement
l'attention sont ceux de l'Iran d'un côté et de l'Arabie saoudite de
l'autre.
a - L'exemple de l'Iran
La constitution de la République islamique d'Iran de 1979 constitue,
certainement l'une des expressions les plus éloquentes de la suprématie du
dogme religieux sur le droit positif et de l'instrumentalisation de la
notion d'Etat au profit de la religion.
La République islamique d'Iran tire son origine de la "croyance du
peuple iranien au gouvernement du droit et de la justice prévu par le
Coran" annonce l'article 1er de la constitution. L'article 2 vient
préciser, en outre, que la République islamique est fondée sur la croyance
en Dieu, l'Unique, à la révélation divine, à la justice divine, à l'imamat
et sa direction continue, à la dignité humaine et à la liberté de l'homme
qui va de pair avec sa responsabilité devant Dieu. Tirant les conséquences
des fondements et options définis aux articles 1 et 2, l'article 4 dispose
qu'"il faut que toutes les lois, tous les règlements d'ordre civil, pénal,
financier, économique administratif, militaire, politique ou autre, soient
établis sur la base des normes islamiques". Cet article 4 est doté, par
ailleurs d'une valeur supra-constitutionnelle qui lui permet de prévaloir,
et de manière absolue, sur tous les autres articles de la constitution et
sur l'ensemble des règles de droit positif. Afin qu'il en soit ainsi, la
constitution a confié au Conseil des oulémas qu'elle a institué, la
mission de s'assurer de la prévalence du droit imposé sur le droit posé.
Dès lors l'établissement de l'Islam comme religion d'Etat (art. 12)
semble être superflue puisque l'Etat lui-même est tenu, contenu par la
religion, saisi par elle et parfois même à un niveau qui peut paraître de
détail. En effet l'article 12 de la constitution, après avoir énoncé que
l'Islam est la religion officielle de l'Iran, ajoute que le rite officiel
est "le rite jaafarite ithna-acharite (duo-décimain)", étant précisé que
la religion et le rite sont insusceptibles de modification ad
aeternam. Les autres rites, qu'il s'agisse du rite hanéfite, du rite
chaféite, du rite malékite, du rite hambélite ou du rite zeidite,
bénéficient, cependant "du respect absolu".
La constitution ne reconnaît pas, en dehors de ce cadre, la liberté
religieuse de manière absolue. Elle charge le gouvernement de la
République islamique d'Iran, ainsi que l'ensemble des musulmans, de
traiter les non musulmans de bonne manière, sur la base de l'équité et de
la justice islamiques et de tenir compte de leurs droits humains. Ce
traitement ne doit être observé, cependant, qu'à l'égard de ceux qui ne
complotent pas contre l'Islam ou contre la République islamique
d'Iran.
b - L'exemple de l'Arabie saoudite
Depuis 1992 l'Arabie saoudite est régie, comme cela a été mentionné,
par un texte qualifié de statut fondamental du pouvoir. On rappellera que
l'article 1er de ce statut indique, et dès le départ, que l'Arabie
saoudite "est un Etat islamique dont la religion est l'Islam et la
constitution le Saint Livre de Dieu et la Sunnah de son prophète".
Aux termes de l'article 7, le pouvoir tire son autorité du Livre de Dieu
et de la Sunnah de son prophète auxquels sont et demeurent
subordonnées toutes les règles de l'Etat.
Fondé sur la base de la Shoura (consultation) et de l'égalité,
le pouvoir doit être exercé selon l'article 8 conformément à la Shari'à
islamique. L'Etat est chargé, de manière générale, de protéger la foi
musulmane, d'appliquer la Shari'à, d'ordonner le Bien et
d'interdire le Mal. Il a, par ailleurs, l'obligation de propager l'Islam
et d'assurer la da'awa (l'invitation à adhérer à l'Islam ou plus
simplement le prosélytisme).
Les droits de l'homme sont protégés aux termes du statut, mais dans le
cadre de la Shari'à islamique (art. 26).
La nature de l'Etat, en Arabie saoudite, est clairement analysée dans
le discours que le Roi Fahd avait prononcé à l'occasion de la
promulgation, le 1er mars 1992, du statut fondamental du pouvoir et des
textes relatifs à la Shoura et aux régions. Le Roi y déclare que
"le fondement du statut du pouvoir et sa source sont constitués par la
Shari'à islamique. Le statut a déterminé la nature de l'Etat, ses
buts, ses responsabilités, les rapports entre gouvernants et gouvernés à
la lumière de la Shari'à islamique". Le Roi avait cru devoir
préciser, en outre, que les dispositions édictées par le statut le sont
dans le strict respect de l'Islam et que "l'Islam est la voie de la vie"
et qu'"il ne peut y avoir renonciation à ce que comporte le Livre de Dieu,
ni à la Sunnah du Prophète établie et vérifiée, ni à ce sur quoi se
réalise le consensus des musulmans". Le Roi Fahd ajoute que "l'Arabie
saoudite est liée -aujourd'hui comme hier- par la Shari'à de Dieu
qu'elle applique scrupuleusement et avec détermination dans toutes ses
affaires tant intérieures qu'extérieures. Elle restera, avec l'aide de
Dieu et sa puissance, engagée dans cette voie, veillant de manière
scrupuleuse à la pérennité de la Shari'à".
3 - Etats maîtres de la religion
Les constitutions des Etats musulmans n'établissent pas toujours une
relation entre l'Etat et l'Islam, comme on a eu à le souligner déjà.
Lorsqu'elles le font, les formules qu'elles utilisent ne sont pas
exclusives d'autres religions et ne donnent, nullement, à l'Etat un
caractère théocratique ou même une connotation religieuse. En réalité tout
se passe comme si l'énoncé d'une relation entre l'Etat et la religion
permettait à l'Etat de récupérer l'Islam, de le contenir et d'en faire sa
chose. L'Islam reconnu par l'Etat, protégé par l'Etat, n'échappera pas à
l'Etat et n'aura pas assez de moyens pour le contester ou le combattre. Ce
sera l'Islam de l'Etat qui pourra s'opposer, au besoin, à d'autres
expressions de l'Islam qu'il combattra au nom de l'Etat et en tous cas à
son profit. Yadh Ben Achour a remarquablement analysé ce type de situation
et a relevé, notamment, que "l'Islam religion de l'Etat est précisément le
credo du nouvel étatisme en pays d'Islam. Il ne signifie nullement
l'entrée de la religion en politique, mais bien sa sortie. Le principe
constitutionnel implicite qu'il cache est celui-ci : "il est interdit
d'être plus musulman que son prince", rien de plus". Yadh Ben Achour
ajoute : "le dogme est (...) "Pas d'Islam au-dessus de l'Etat", "Pas
de Dieu en dehors du chef" (7). En d'autres termes, l'Etat devenu maître
de l'Islam ne lui donnera que la portée qu'il voudra bien lui donner,
celle-ci se situant très souvent dans la sphère de l'individuel, rarement
dans la sphère du collectif, presque jamais dans la sphère du politique, à
moins que ce soit celui de l'Etat lui-même
L'Islam de l'Etat -on aura à le souligner- n'a pas de répercussion sur
l'organisation et le fonctionnement de l'Etat et n'aura d'effet sur la
politique de l'Etat que dans la mesure où il pourra y contribuer dans le
sens souhaité par l'Etat et, bien évidemment, dans l'intérêt même de
l'Etat ou de ses gouvernants. La logique de l'Etat canalisera l'Islam et
en délimitera le champ d'influence. Ce schéma général varie, bien
évidemment au niveau du détail, d'un Etat à un autre et dans le cadre du
même Etat d'une période à une autre.
C'est dans cette perspective que s'inscrivent les rapports entre
l'Islam et l'Etat dans un certain nombre d'Etats dont la plupart -il y a
lieu de le préciser- sont arabes ou qualifiés comme tels. On mentionnera
l'Algérie, Djibouti, l'Egypte, les Emirats arabes unis, l'Irak, la
Jordanie, le Koweït, le Maroc, la Mauritanie, le Qatar, la Somalie, la
Tunisie...
La reconnaissance de la liaison Etat-Islam n'est pas, partout, admise
dans les mêmes termes ni avec la même intensité. En Tunisie, l'Islam est
proclamé religion de l'Etat sans insistance particulière. Il est religion
d'Etat à Qatar et "l'Etat s'efforce d'inculquer à la société les bons
principes de la religion islamique et de l'épurer de toute forme de
dégénérescence morale"
(8). En Mauritanie, en vertu de l'article 5 de la constitution de 1991,
l'Islam est la religion du peuple et de l'Etat. Aux Emirats arabes unis,
l'Islam tient lieu de religion officielle de l'Union. Au Soudan, selon la
constitution de 1986 -aujourd'hui abrogée- "la société s'inspirera de
l'Islam en tant que religion de la majorité de la population et l'Etat
s'engage à en affirmer les valeurs spirituelles". Quant aux autres
religions, prévoyait cette constitution, elles ne seront pas "insultées ou
méprisées". En Syrie, l'Islam est, nécessairement, la religion du
Président de la République. La constitution syrienne de 1973 ne va pas
au-delà de cet énoncé.
Ailleurs les rapports entre Islam et Etat sont admis selon une
formulation classique : l'Islam est religion de l'Etat (art. 2 de la
constitution algérienne, art. 2 de la constitution égyptienne, art. 4 de
la constitution irakienne, art. 2 de la constitution jordanienne, art. 2
de la constitution yéménite). Une mention particulière doit, cependant,
être faite en ce qui concerne le Maroc dont la constitution dispose que
l'Islam est religion de l'Etat qui garantit à tous le libre exercice des
cultes (art. 6) et précise, en outre, que le Roi est Amir al
Mouminin (Commandeur des croyants) et qu'il a la charge de veiller au
respect de l'Islam (art. 19).
En tout état de cause, l'énoncé du rapport Etat-Islam doit être,
toujours, saisi compte dûment tenu du contexte qui avait conduit à son
édiction. Très souvent ce contexte véhicule, beaucoup plus une volonté de
rendre un hommage formel à l'Islam qu'a instituer une obligation
quelconque tendant à imprégner l'Etat de religiosité. Il arrive, également
que l'établissement d'une liaison Etat-Islam s'inscrive dans le cadre de
préoccupations de légitimation politique à effet conjoncturel ou
immédiat.
B - L'organisation de l'Etat
L'organisation du pouvoir dans les Etats musulmans obéit aux
représentations et aspirations propres à chacun d'entr'eux. C'est dire que
la diversité est la donnée essentielle dans ce domaine et qu'il n'y a pas
de modèle de référence imposé par l'Islam ou recommandé par lui. Il y a,
évidemment, des Etats qui affirment traduire la volonté de l'Islam en
matière d'organisation du pouvoir. Il y a bien des efforts conceptuels qui
ont été entrepris en vue de découvrir "le modèle islamique de
constitution" ou "le modèle islamique d'organisation du pouvoir". La
réalité juridique et politique -mais également religieuse- demeure,
cependant rebelle aux affirmations et aux constructions doctrinales. Le
modèle recherché s'avère impossible. La diversité s'avère
incontournable.
1 - L'impossible modèle
Impossible modèle parce que, si la Shari'à comporte des règles
précises en droit privé, elle n'en comporte guère en droit public. Ce
qu'elle comporte, dans ce dernier domaine, ce sont quelques principes
généraux ayant trait à la direction des hommes et à la sauvegarde de la
communauté. Ces principes généraux sont susceptibles d'interprétations
différentes en fonction des circonstances de temps et de lieu. La
Shari'à, écrit, avec beaucoup de pertinence, Mohamed Assad "fournit
des orientations générales, mais guère de modèle" (9).
S'agissant de la pratique musulmane, ou qui se réclame de l'Islam, tant
du temps des premiers califes que des autres, elle n'a pas pu permettre
l'émergence d'un modèle d'organisation du pouvoir spécifique à l'Islam,
tant et si bien que, dans ce domaine, en dehors des partis-pris
idéologiques et politiques, des illusions d'optique et des fantasmes, il
n'y a rien d'autre qu'une multitude d'expériences humaines, tentées ou
réalisées compte tenu de considérations contingentes et de rapports de
force passagers. Pourtant, l'on continue, ça et là, à se bercer
d'illusions ou à présenter les expériences que réalisent certains Etats,
aujourd'hui, comme expression de l'organisation politique en Islam et
parfois même comme l'expression de l'Islam politique. L'idéologie et
parfois la volonté d'hégémonie tiennent, alors, lieu de règles politiques
constantes d'un Islam éternel. Pour étayer ces observations, il y a lieu
d'examiner, brièvement au besoin, ce qui a paru à certains comme modèle
islamique d'organisation du pouvoir avant d'exposer deux expériences
nationales non identiques et qui se réclament toutes deux de l'Islam ; il
s'agit de l'expérience de l'Iran d'un côté et de celle de l'Arabie
saoudite de l'autre.
a - Présentation d'un modèle de constitution
De nombreux modèles de toutes sortes de textes ont été élaborés un peu
partout dans le monde musulman et notamment au cours du dernier quart de
ce siècle : des modèles de constitution, des modèles de code pénal, des
modèles de code de statut personnel... On s'arrêtera, ici, à la
présentation d'un modèle de constitution islamique et spécialement au mode
d'organisation de l'Etat qu'il retient.
La recherche d'un modèle de constitution islamique semble avoir
préoccupé de nombreux corps de spécialistes et de théologiens depuis que
les mouvements politiques se réclamant de l'Islam avaient commencé à
connaître une certaine jouvence rendue possible, notamment, par l'échec du
nationalisme arabe et spécialement "nassérien" et par le renforcement de
la confrontation avec le marxisme et les idéologies de gauche dont
l'influence dans le monde musulman ne cessait de se développer, dès le
début des années soixante.
Ce n'est pas par hasard que l'un des premiers modèles importants à
avoir vu le jour, fut élaboré en Egypte. En effet, en 1978, une commission
composée de savants de l'université Alcazar du Caire, travaillant sous
l'égide de l'Académie de recherches islamiques, avait élaboré un projet de
constitution islamique dans lequel elle avait consigné les principes et
règles devant régir l'organisation et le fonctionnement de tout Etat
islamique (10). Ce texte n'a pas eu un très grand écho, peut-être parce
que perçu beaucoup plus comme égyptien et arabe que comme musulman. Un
autre effort fut entrepris en vue d'établir un modèle de constitution
islamique à l'abri des contingences nationales.
En 1983, lors d'un congrès sur "l'Islam aujourd'hui", tenu à Islamabad
du 10 au 12 décembre, un modèle de constitution islamique a été rendu
public (11). Ce modèle a été élaboré par un groupe de savants musulmans à
l'initiative du Conseil islamique d'Europe (12). L'importance théorique de
ce modèle est certaine. Il n'est pas, dès lors, inutile d'en tirer
quelques indications, ce qui permettrait de mieux situer l'organisation du
pouvoir dans les Etats musulmans et d'apprécier l'importance de l'écart
qui sépare la représentation du réel et la représentation de
"l'idéel".
Le modèle de constitution du Conseil islamique d'Europe définit, dans
ses premières dispositions, les fondements du pouvoir et les bases de la
société. Bien évidemment, il le fait par référence à l'Islam. Son article
1er énonce que :
"a - Le pouvoir tout entier appartient à Dieu seul et la souveraineté
tout entière appartient à la loi divine.
b - La loi divine qui se présente dans le Livre de Dieu et la tradition
de son prophète, est la source de la législation et la règle du
pouvoir.
c - L'autorité est un dépôt sacré ainsi qu'une responsabilité : le
peuple l'exerce conformément aux dispositions de la loi divine".
S'agissant de l'organisation du pouvoir étatique, le modèle reprend des
schémas conçus depuis longtemps mais rarement mis en application, étant
précisé que lorsqu'ils le furent, ils ne le furent qu'à titre partiel et
limité.
Le modèle prévoit d'abord, une assemblée consultative dont la mission
tient compte de la distinction "loi taklifya" (loi imposée ou loi
divine) "loi wadhifya" (loi posée). L'assemblée est chargée, en
effet, de "rédiger les lois civiles", mais aussi de "vérifier si les fins
que se propose la loi divine sont réalisées à travers les législations
dont elle a la responsabilité". Dans cette opération de vérification,
l'assemblée recourt à "l'opinion du Conseil des docteurs de la loi" (art.
20).
L'imam, quant à lui, parce que chef d'une communauté musulmane doit,
non seulement être de "bonne moralité religieuse" (art. 24b), mais en
outre "connu par son zèle en faveur de l'Islam et pour sa connaissance et
sa compréhension de la loi divine" (art. 24c). Avant d'assurer la
charge de sa mission, l'imam doit s'engager à "se conformer à la loi
divine quant à la lettre et quant à l'esprit" et "à s'attacher au message
de l'Islam" (art. 25). Il sera jugé et destitué "dès lors qu'il aura
enfreint, volontairement, les dispositions de la loi divine" (art.
23).
Une autre institution a été prévue par le modèle de constitution
islamique et mérite quelques indications : la Hisba. La
Hisba est une institution islamique qui était chargée, au départ,
d'assurer la police des moeurs, mais aussi et surtout la police des
marchés. Elle a évolué pour devenir une institution à compétence plus
générale consistant en l'exercice du contrôle et de l'incitation quant à
l'accomplissement du devoir communautaire d'ordonner le Bien et
d'interdire le Mal (Al-Amrou bil Maârouf wa An-Nahyou An
Al-Mounkar). Dans le modèle, la Hisba est définie comme une
fonction administrative visant à "promouvoir les valeurs islamiques et à
les défendre contre toute violation en vue d'ordonner le Bien et
d'interdire le Mal" (art. 42). A cet effet le "Muhtaceb général",
autorité à la tête de la Hisba et dont les fonctions sont
comparables à celle d'un procureur général ou d'un chef de "prokuratura",
est chargé de dénoncer auprès de l'autorité compétente les dispositions
injustes, inadéquates ou non constitutionnelles.
S'agissant de l'ordre économique, il est, lui aussi, régi par les
principes islamiques (art. 47). La propriété privée est admise tant que
son "usage et sa mise en valeur se réalisent selon des fins reconnues
licites par la loi divine" (art. 49b). L'article 50b du modèle interdit,
quant à lui, "toutes les formes d'acquisition et de dépense de biens qui
sont prohibés par la loi divine".
En ce qui concerne la monnaie, le modèle énonce qu'elle constitue "un
moyen d'échange et un critère d'évaluation". Dès lors "toute politique
monétaire ou financière qui lui enlève cette fonction est une politique
illégitime" dispose l'article 51.
Le modèle consacre, en outre, une institution typiquement islamique,
celle du Jihad. L'article 57 en fait "une prescription religieuse
de caractère impératif et perpétuel". Cette prescription met à la charge
de tout musulman "l'obligation de défendre l'ordre islamique et la terre
de l'Islam".
Au total, donc, l'ordre islamique, autant que les institutions
islamiques et les valeurs islamiques, s'impose à tous les musulmans. Pour
qu'il en soit ainsi, des mécanismes de contrôle et d'orientation ont été
prévus. Il s'agit d'une part du Haut conseil constitutionnel et d'autre
part du Conseil des docteurs de la loi.
Le Haut conseil constitutionnel est, aux termes de l'article 61 du
modèle de constitution islamique, le gardien de la constitution. Il veille
à protéger les fondements et les bases islamiques de l'Etat. Il est
chargé, notamment, d'assurer le contrôle judiciaire de la
constitutionnalité des législations et d'interpréter les textes
législatifs. En somme, il s'agit ici d'une institution plutôt classique de
contrôle de constitutionnalité et qui ne constitue pas un trait spécifique
du modèle islamique. Il en va tout autrement du Conseil des docteurs de la
loi.
Le Conseil des docteurs de la loi est composé de "docteurs experts en
la Loi divine et dont tous témoignent qu'ils sont des hommes de grande
prudence et de profonde piété, doués d'une science sûre et d'une
perspicacité aiguë quant à la nature des temps et à leurs défis". Ce
Conseil assure, aux termes de l'article 65, les responsabilités
suivantes :
1. remplir, directement, la fonction d'Ijtihad, étant précisé
que l'Ijtihad est le constant effort d'interprétation de la loi
religieuse à partir de ses données fondamentales -le Coran et la
Sunnah- en fonction des diverses techniques juridiques qui ont été
élaborées par les écoles d'interprétation et selon les nouvelles
conjonctures. Le Conseil, dans son effort d'Ijtihad expose "ce
qu'est le jugement éthique aux yeux de Dieu et répond aux besoins de la
société musulmane" ;
2. exposer le jugement éthique de la loi divine quant aux lois que
l'Assemblée consultative (Majlis Shoura) élabore ;
3. dire la vérité et proclamer quel est le jugement éthique de l'Islam,
sans le moindre retard, en toutes choses qui intéressent la communauté
islamique.
Il y a lieu, par ailleurs, d'indiquer que ce modèle de constitution
islamique comporte de nombreuses dispositions relatives à l'unité de la
communauté islamique et aux relations internationales (art. 72 à 79).
Parmi ces dispositions, on retiendra celles des articles 72 et 76b.
L'article 72 fait de l'unité de la communauté islamique l'un des buts
qu'il incombe à l'Etat de poursuivre par tous les moyens possibles.
L'article 76b énonce, quant à lui que "la guerre est légitime dès lors
qu'il s'agit de défendre ses convictions religieuses et sa patrie ou bien
ceux qui sont réduits à la misère ou victimes de l'injustice, ou qu'il
s'agit de protéger la liberté et la dignité de l'homme et de sauvegarder
la paix de l'humanité".
On ajoutera, que le modèle de constitution islamique dispose que "la
liberté des moyens de diffusion et d'information, la publication des
journaux et des revues, tout cela est garanti dans les limites des
principes et des valeurs de l'Islam" (art. 80 al. 2).
On indiquera, enfin, que le modèle fait du calendrier "hégirien" le
calendrier officiel de l'Etat musulman (art. 83) et qu'il interdit
"d'introduire un quelconque amendement qui porterait atteinte aux
fondements islamiques de l'Etat ou qui comporterait quelque disposition
contraire aux dispositions de la loi divine".
Au total, c'est à ce modèle de constitution que l'Etat musulman est
invité à se conformer. Or ce modèle n'a qu'une valeur morale, au surplus
très souvent, et parfois, violemment contestée. Imputé à l'Islam, il ne
semble pas avoir exercé un attrait particulier sur les musulmans. Les
milieux savants le prennent, dans la plupart des cas, pour un bon exercice
académique appelé à être, évidemment, sans lendemain. Il n'est pas
étonnant, dès lors, qu'il n'ait pas bénéficié d'une attention de la part
des Etats musulmans. Il n'y a pas, à ce jour, un seul Etat musulman qui
l'ait repris à son compte ou qui s'en soit franchement inspiré. Ce que
l'on relève, tout au plus, c'est que des Etats, en nombre limité, estiment
avoir consacré -dans des termes souvent différents et antinomiques- des
principes musulmans dans leurs constitutions.
b - Expériences constitutionnelles actuelles se réclamant de
l'Islam
Deux expériences s'offrent souvent en modèle islamique et méritent, à
ce titre, d'être examinées ; il s'agit de celles de l'Iran et de
l'Arabie saoudite.
- L'expérience de l'Iran
La constitution de la République islamique d'Iran constitue une
illustration instructive de la liaison Etat-Islam au niveau de
l'organisation du pouvoir. La religion est présente au niveau de toutes
les institutions.
Les autorités gouvernantes en République islamique d'Iran sont les
autorités législative, exécutive et judiciaire qui exercent leurs
compétences, aux termes de l'article 57 de la constitution, sous la
tutelle de l'imam.
Le législatif est confié à un Conseil national de la Shoura dont les
membres sont élus par le peuple et dont les compétences doivent être
exercées conformément à la Shari'à et sous le contrôle du Conseil
de sauvegarde de la constitution.
L'exécutif est exercé par le Président de la République, le Premier
ministre et les ministres. Certaines compétences exécutives relèvent,
cependant, de la "direction" placée au-dessus de toutes les
institutions.
Quant au judiciaire, il relève des tribunaux qui doivent être
constitués, aux termes de l'article 61 de la constitution, conformément
aux normes islamiques. Ils sont chargés de trancher les conflits qui leur
sont soumis en assurant la justice et en observant les prescriptions
divines des Hudud.
Mais l'originalité la plus importante de l'organisation du pouvoir en
République islamique d'Iran provient de l'institution de la "direction".
L'article 5 de la constitution présente ainsi la "direction" (Wilayat
Al-Amr wa Al-Umma) : "la responsabilité générale des affaires et de
l'Umma en l'absence de l'imam Mahdi -que Dieu aide à sa
réapparition- revient au Faqih juste, pieux, savant, courageux,
gouvernant, homme de décision, celui que connaît la majorité des masses et
qui accepte sa direction". L'article ajoute que lorsqu'aucun Faqih
ne dispose de cette majorité, le Conseil des Foukahas assure cette
responsabilité conformément à l'article 107. L'article 107, quant à lui,
indique que "si la grande majorité du peuple reconnaît et accepte la
référence et la direction d'un des Fukahas, comme cela s'est
produit pour la grande référence religieuse, le chef de la révolution
islamique l'imam Khomeini, ce dirigeant prend, alors, la responsabilité de
la société ainsi que toutes les conséquences qui lui sont attachées. Si
telle n'est pas la situation, les experts élus du peuple se consultent au
sujet de tous ceux qui sont aptes à remplir la fonction de direction.
S'ils trouvent une seule personne remplissant les conditions, cette
personne sera alors proclamée dirigeant du peuple. A défaut, ils chargent
trois ou cinq personnes qui constitueront le Conseil de direction.
- L'expérience de l'Arabie saoudite
L'expérience de l'Arabie saoudite est fondamentalement distincte de
celle de l'Iran.
D'abord l'Arabie saoudite est une monarchie héréditaire. L'article 5 du
statut de 1992 retient la forme monarchique et précise que la transmission
du pouvoir se fait dans le cadre de la famille Al-Saoud sur la base de la
Bey'à au profit du plus convenable des descendants du Roi Saoud, la
Bey'a se faisant sur le Livre saint et la Sunnah du
Prophète. Il est à noter, cependant, que le Roi nomme et révoque
l'héritier du trône, mais que celui-ci ne peut accéder au pouvoir qu'après
le décès ou l'empêchement absolu de son prédécesseur et sur la base de la
Bey'à. L'article 6 ne précise pas les modalités de la Bey'à,
mais dispose, simplement, que les citoyens font la Bey'à au Roi sur
la base du Coran et de la Sunnah, s'engageant à la soumission et à
l'obéissance aussi bien par temps faciles que par temps difficiles, en
situation de bien qu'en situation de mal.
Il y a lieu de remarquer que le Roi est l'axe principal des
institutions et le centre autour duquel tout le pouvoir est organisé.
L'article 55 du statut confie au Roi la mission d'établir une politique
"sharaïque" conforme à l'Islam, ainsi que la mission de veiller à
l'application de la Shari'à islamique et des normes et politiques
générales de l'Etat et d'assurer la protection du pays et sa défense. Le
Roi est maître tant de l'exécutif -et du conseil des ministres notamment-
que du législatif puisque le Conseil consultatif (Majlis Shoura) ne
peut avoir de pouvoir que dans la mesure où le Roi le veut bien. C'est
dire que l'Arabie saoudite ne dispose pas d'un pouvoir législatif
proprement dit.
Sur le plan organique, le Conseil consultatif est dépendant, en ce sens
que ses soixante membres sont désignés par le Roi. Son président, son
bureau, son secrétaire général sont également désignés par le Roi.
Sur le plan fonctionnel, le Conseil est chargé d'émettre des avis sur
les politiques générales de l'Etat qui lui sont soumises par le président
du conseil des ministres, c'est-à-dire le Roi. Il est, en outre,
spécialement chargé de ce qui suit :
- discussion du plan général de développement économique et social et
formulation d'avis à son sujet ;
- examen et avis au sujet des règlements et ordonnances, conventions
internationale... ;
- interprétation des règlements ;
- discussion des rapports annuels présentés par les ministères et les
agences gouvernementales et formulation d'avis à leur sujet.
Les avis du Conseil consultatif sont soumis au conseil des ministres.
Lorsqu'il y a une divergence d'opinion entre le conseil des ministres et
le Conseil consultatif, il revient au Roi d'arrêter ce qu'"il estime
approprié". De ce point de vue, il y a une différence très importante avec
l'Iran. Le régime saoudien se rapproche, beaucoup plus que le régime
iranien, du modèle de constitution islamique établi par le Conseil
islamique d'Europe.
S'agissant du pouvoir réglementaire qui relève fondamentalement du Roi,
le statut de 1992 indique que les règlements et ordonnances doivent se
conformer à la Shari'à.
En ce qui concerne le pouvoir judiciaire, on indiquera qu'il est exercé
par des juges nommés par le Roi sur proposition du Conseil supérieur de la
magistrature et qu'ils sont révocables par lui. Pourtant l'article 46 du
statut dispose que la magistrature est une autorité indépendante qui n'est
soumise, dans l'exercice de la justice, qu'au pouvoir de la Shari'à
islamique. On relèvera que, dans l'exercice de ses fonctions, le juge
peut se heurter à des limitations rendues possibles par l'Ifta.
Celle-ci est une opération d'interprétation-décision ou plus précisément
d'interprétation officielle à valeur obligatoire. Les sources
d'interprétation, telles qu'indiquées par le statut sont le Coran et la
Sunnah. Le statut a renvoyé au règlement l'organisation et la
détermination des compétences du Comité des grands oulémas et de la
direction des recherches scientifiques de l'Ifta. Ce renvoi au
règlement renforce, bien évidemment, l'autorité du Roi et est,
conséquemment, de nature à limiter le pouvoir des juges. De ce point de
vue aussi, des différences importantes avec le régime iranien mais aussi
avec le modèle de constitution islamique, sont à relever.
Au total, il est important de souligner que les convergences entre les
régimes des Etats qui se présentent ou sont présentés comme étant à
l'avant-garde de l'Islam, sont loin d'être évidentes. La parenté entre les
régimes iranien et saoudien d'une part et le modèle de constitution
islamique élaboré par le Conseil islamique d'Europe d'autre part, n'est
pas évidente elle aussi. C'est dire, en définitive, que l'accord au sujet
d'un modèle d'organisation du pouvoir dans le monde musulman est
impossible et il n'est pas à proprement parler d'actualité sauf,
peut-être, pour les musulmans tentés par la surenchère et l'excès. En
l'état actuel des choses la diversité, autant que les spécificités, est et
demeure incontournable.
2 - L'incontournable diversité
La reconnaissance de l'Islam comme religion d'Etat ou religion de
l'Etat n'a que rarement des répercussions sur l'organisation du pouvoir
étatique. Elle ne conduit qu'exceptionnellement à la mise sur pied d'un
régime dit islamique ou se réclamant de l'Islam. Très souvent les régimes
des Etats musulmans sont en rupture idéologique avec l'Islam. Ils semblent
manifester beaucoup plus de sensibilité à l'endroit du constitutionnalisme
occidental qu'à celui des conceptions politiques se réclamant de l'Islam.
A lire les textes de la plupart des constitutions des Etats musulmans, on
éprouve de la difficulté à les dissocier du constitutionnalisme tel qu'il
est né et tel qu'il s'est développé en Europe à partir du XVIIIème
siècle.
Les constitutions des Etats musulmans s'inspirent, relativement aux
droits de l'homme, beaucoup plus de la tradition philosophique occidentale
et des textes internationalement établis que des préceptes islamiques en
la matière. Il est significatif, par ailleurs que la déclaration des
droits de l'homme en Islam, adoptée par le conseil des ministres des
Affaires étrangères de l'O.C.I. au Caire, le 5 août 1990, n'ait même pas
été soumise au sommet des chefs d'Etat et n'ait, pratiquement, pas eu
d'écho au niveau des Etats et des opinions publiques.
L'organisation du pouvoir, telle qu'elle apparaît à travers la
quasi-totalité des constitutions des Etats musulmans, est réalisée à la
lumière du principe de la séparation des pouvoirs qui n'a pas, malgré le
remarquable effort d'analyse de Sanhoury dans son "Califat", d'équivalent
en droit musulman (13).
Le système d'édiction du droit positif, tel que consacré par les
constitutions, n'a pas de rapport avec le système islamique qui fait une
nette distinction entre la loi taqlifya, loi imposée, et la loi
wadhifya, loi posée, dégagée par les savants à partir de la
Shari'à selon des mécanismes particuliers.
C'est dire, au total, que de manière générale, l'Etat musulman ne
trouve pas, aujourd'hui, le fondement de son organisation dans l'Islam
tant et si bien que la question ne se pose pas de savoir quelles sont les
exceptions qu'apportent les constitutions des Etats musulmans au "modèle
islamique", mais quelles sont les exceptions islamiques qu'elles
consacrent dans un système qui n'est pas fondamentalement islamique.
Pratiquement, l'un des points de convergence essentiels des
constitutions des Etats musulmans, en la matière, concerne la religion du
chef de l'Etat. La plupart des constitutions, en effet, n'ouvrent l'accès
à la charge étatique suprême, qu'aux seuls musulmans. Les formules sont, à
cet égard variables. Certaines sont particulièrement intéressantes sur le
plan de l'analyse juridico-politique et religieuse. Il en est ainsi du
Maroc où la constitution édicte que le Roi "Amir Al-Mouminin veille
au respect de l'Islam". Au Yémen, sous l'empire de la constitution de
1970, n'étaient éligibles au Conseil de la République -instance dirigeante
suprême faisant fonction de chef d'Etat- que "ceux qui ont une maîtrise et
une connaissance totale de la Shari'à et qui observent les
prescriptions de l'Islam". La constitution actuelle de la Jordanie énonce,
quant à elle, que nul "n'accédera au trône s'il n'est...musulman issu
d'une femme légitime et de père et de mère musulmans". La constitution du
Koweït prévoit les mêmes conditions. D'autres constitutions prévoient,
sans plus de précision, que le chef de l'Etat doit être de religion
musulmane. Il en est ainsi, notamment en Tunisie, en Algérie et en
Syrie.
La condition relative à la religion musulmane du chef de l'Etat -là où
elle existe- appelle les deux remarques suivantes :
La première est que cette exigence peut s'avérer formelle, sans
suite. Il n'y a pas, en effet, et il ne peut pas y avoir de critère
d'islamicité en dehors de la Chahada, affirmation en la croyance
qu'il n'y a de Dieu que Dieu et que Mohamed est son prophète. Or, dans ce
domaine, entre l'être et le paraître il peut y avoir bien des différences.
Paraphrasant Machiavel, on peut être tenté de dire qu'il n'est pas
nécessaire que le prince soit musulman, l'essentiel étant qu'il le
paraisse. "Tout le monde voit bien ce que tu sembles par dehors, mais bien
peu ont le sentiment de ce qu'il y a dedans". Il est un fait que les
problèmes de croyance et de conviction peuvent échapper à la perception
sociale. C'est dire que l'accessibilité à la charge suprême de l'Etat aux
seuls musulmans peut n'être qu'une fausse fenêtre. Si les pouvoirs
constituants des Etats musulmans y ont presque tous tenu, c'est
essentiellement pour affirmer le caractère musulman de la société et pour
rendre hommage à l'Islam.
La deuxième remarque est que l'édiction de la condition relative
à la religion musulmane du chef de l'Etat est, en réalité, superflue pour
utiliser un qualificatif employé par Pierre Rondot (14). Un coup
d'épée dans l'eau, en somme. "Dans un pays dont la population est en
majorité musulmane, écrit Pierre Rondot, prévoir que le Président de la
République sera musulman est, en pratique, absolument superflu, car le jeu
des forces politiques et sentimentales amènera, inévitablement, ce
résultat ; mais pareille disposition est trouvée nécessaire, car elle
atteste la supériorité de la communauté musulmane et comporte un hommage
de principe à l'Islam" (15). C'est dire que, de ce point de vue la
référence a une signification beaucoup plus symbolique et sociologique que
juridique.
En dehors de cet aspect commun à la plupart des Etats musulmans et de
leur adhésion quasi-générale au constitutionnalisme, il n'y a au niveau de
l'organisation du pouvoir dans ces Etats que diversité : diversité de la
forme des régimes, diversité de la forme des Etats, diversité de la nature
des régimes, diversité des modes de répartition du pouvoir entre les
différentes institutions...Il aurait été, évidemment intéressant, si le
cadre s'y prêtait, de manière plus appropriée de comparer l'organisation
du pouvoir dans des Etats comme le Bangladesh, le Pakistan, la Tunisie,
l'Egypte, Bahreïn, Qatar ou Oman. Une telle comparaison aurait permis de
mettre en relief la diversité mais également la richesse des expériences
constitutionnelles des Etats musulmans. Il est un fait que la diversité
dans le monde musulman l'emporte nettement sur l'unité. Le même phénomène
peut être observé relativement à la question de la législation.
B - La législation de l'Etat
L'examen des législations des différents Etats musulmans permet de
dégager trois situations, relativement, bien distinctes : celle de la
législation subordonnée à la Shari'à, celle de la législation
inspirée de la Shari'à et celle de la législation libérée de la
Shari'à.
1 - La législation subordonnée à la Shari'à
La subordination trouve son fondement dans la distinction loi
imposée-loi posée. En d'autres termes, la loi imposée par la volonté
divine s'impose et prévaut sur celle posée par l'homme. La loi posée n'est
légale et légitime que dans la mesure où elle traduit la Shari'à
islamique, se conforme à ses prescriptions ou est compatible avec elles.
Tous les pouvoirs publics sont, donc, limités dans leur volonté et dans
leur action par la Shari'à. Les organes appropriés sont, par
ailleurs, prévus pour assurer la prévalence de la Shari'à sur le
droit posé par les institutions étatiques. C'est dire que le droit
étatique n'a pas d'autonomie ou de légitimité propre. Cette situation est,
de manière générale, celle des législations en Arabie saoudite, en Iran,
au Soudan et au Pakistan.
a - Le cas de l'Arabie saoudite
Il n'y a pratiquement pas dans le statut fondamental du pouvoir ou dans
le texte instituant le Conseil consultatif -qui datent tous les deux du
1er mars 1992- de dispositions qui soient étrangères, de par leur contenu
ou leur portée, à la Shari'à islamique. Quelques indications tirées
de l'un et de l'autre textes peuvent être fort édifiantes.
Selon le statut, la constitution de l'Arabie saoudite est le Coran et
la Sunnah (art. 1er). Les fêtes d'Etat sont les deux Aïd
dont les dates sont déterminées selon le calendrier de l'hégire
(art. 2). La source du pouvoir est constituée par le Coran et la
Sunnah. Cette disposition, qui figure dans l'article 7 prévaut sur
l'ensemble des autres dispositions du statut ainsi que sur l'ensemble des
autres règles. Le pouvoir est, aux termes de l'article 8, établi sur
la base de la justice, de la Shoura (consultation) et de l'égalité
conformément à la Shari'à islamique. Les fondements de la société
saoudienne et des droits de l'homme sont déterminés par la Shari'à
et le droit positif ne peut y déroger. L'économie obéit aux mêmes
orientations et options. La source de l'interprétation (Ifta)
s'inscrit, tout naturellement dans la même ligne, puisqu'elle est
constituée par le Coran et la Sunnah (art. 45). La justice, indique
l'article 46, se conforme à la Shari'à islamique. Elle est, précise
l'article 46, exercée conformément à la Shari'à et aux règles
édictées par le Roi et qui ne s'opposent pas à la Shari'à.
S'agissant du pouvoir réglementaire, il ne peut être, lui aussi, exercé
que conformément à la Shari'à. En ce qui concerne le Conseil de la
Shoura, son statut est totalement imprégné de considérations
sharaïques. L'article 1er du statut de la Shoura rappelle
clairement les versets coraniques relatifs à la consultation. L'article 2
en trace les fondements : "le Conseil de la Shoura est fondé sur
l'attachement à la voie de Dieu et à la conformité aux sources de la
législation islamique".
b - Le cas de l'Iran
On a eu, déjà, à évoquer l'article 4 de la constitution iranienne de
1979 qui soumet toutes les normes de quelque objet que ce soit et de
quelque nature que ce soit aux normes islamiques. Il en est ainsi,
notamment, des droits de l'homme qui sont gouvernés par la Shari'à.
Les députés du Conseil de la Shoura sont appelés à agir aussi bien
dans le domaine des droits de l'homme que dans les autres domaines,
conformément à la Shari'à à laquelle, par ailleurs, ils doivent
prêter serment de fidélité tout comme ils doivent prêter, plus
généralement, fidélité à l'Islam. Mais la disposition constitutionnelle la
plus importante, en dehors de celle prévue à l'article 4, est celle que
comporte l'article 72 : "Le Conseil national de la Shoura ne
peut pas édicter des lois contraires aux règles et dispositions du rite
officiel de l'Etat, ou à la constitution du pays. Le Conseil de protection
de la constitution est chargé se veiller à ce qu'il en soit ainsi".
c - Le cas du Soudan
La législation soudanaise constitue l'une des illustrations les plus
intéressantes de la subordination, de la soumission à la Shari'à
islamique. La législation positive, au Soudan, est, très souvent,
l'expression codifiée de la Shari'à, notamment en matière pénale.
Sans qu'il soit nécessaire d'examiner différents aspects de la législation
pénale, l'on peut évoquer l'attitude du Soudan à l'égard des délits de
Hudud qui sont qualifiés, parfois, de crimes absolus ainsi que
l'attitude qu'il adopte à l'égard de l'institution du Qisas.
Les Hudud sont des peines prévues et précisées par la
Shari'à et qui sont passibles de châtiments corporels ainsi que de
la peine de mort dans certains cas. L'introduction des Hudud date
de 1983, du temps où le général Numeiry présidait aux destinées du Soudan
et était assisté, au ministère de la Justice, par M. Hassan Tourabi qui
semble bénéficier, aujourd'hui, d'une grande audience auprès des
islamistes tant au Soudan qu'ailleurs. La législation de 1983 a été
reconduite et confirmée par une loi de 1991 instituant le nouveau code
pénal soudanais.
Conformément à la Shari'à, le code sanctionne le vol à main
armée par la peine capitale ou la peine capitale avec crucifixion ou par
l'amputation de la main droite et du pied gauche. S'agissant du vol grave,
il est passible, aux termes des articles 170 et 171 du code pénal, de
l'amputation de la main droite. L'apostasie est sanctionnée par la peine
de mort à moins que l'apostat se rétracte (art. 126). L'adultère est
sanctionné par la lapidation si le délinquant est marié ou par une
centaine de coups de fouet s'il est célibataire, cette dernière peine
pouvant être renforcée par des peines complémentaires. L'article 147
sanctionne, en outre, les accusations de manquement à la chasteté. Là
aussi la peine du fouet est prévue. Il y a lieu de souligner que lorsqu'il
y a Hudud, il ne peut y avoir de pardon, aux termes de l'article
38.
Relativement à l'exonération de responsabilité, il y a lieu d'indiquer
qu'elle ne peut s'appliquer qu'aux personnes âgées de moins de dix-huit
ans et de plus de soixante-dix ans. Cette règle n'est, cependant, pas
absolue. D'une part "une personne dont la puberté se manifeste par son
aspect physique et qui est âgée de quinze ans révolus" peut être exclue du
régime de l'exonération de responsabilité. D'autre part les personnes
âgées de moins de dix-huit ans -réserve faite de l'hypothèse ci-dessus
évoquée- et de plus de soixante-dix ne peuvent bénéficier de l'exonération
de responsabilité lorsqu'il s'agit des délits de Hudud ou lorsqu'il
s'agit de délits susceptibles de donner lieu à rétribution
(Qisas).
La seconde manifestation de l'application de la Shari'à, en
droit pénal soudanais, est l'institution du Qisas. Le Qisas
ou rétribution consiste à faire subir au coupable la même offense que
celle qu'il a commise. L'article 28 § 3 du code pénal prévoit qu'en cas de
meurtre, la rétribution sera la mort par pendaison, et si le tribunal en
décide ainsi, le coupable mourra de la même manière qu'il a employée pour
faire périr sa victime. Le code pénal établit, dans son annexe, la liste
détaillée des parties du corps et des blessures donnant lieu à
rétribution. Mais, outre ces rétributions qui peuvent être qualifiées de
simples, le code a prévu la "rétribution multiple". Celle-ci signifie
qu'un individu peut être exécuté à la place d'un groupe ou qu'un groupe
peut être exécuté à la place d'un individu.
On remarquera, par ailleurs, qu'aux termes de l'article 38, en cas de
faute impliquant la rétribution, aucune remise de peine ne sera accordée
sauf s'il y a pardon de la part de la victime ou d'un membre de sa
famille. On précisera, enfin, que les dispositions pénales d'ordre
sharaïque ne sont pas applicables au sud du Soudan, peuplé majoritairement
de non-musulmans, à moins que l'accusé n'en fasse la demande formellement
ou qu'il en soit décidé autrement par l'organe législatif approprié.
d - Le cas du Pakistan
Le Pakistan, fondé en 1947 par Mohamed Ali Jinnah sur des
considérations fondamentalement religieuses, est régi, dans de nombreux
domaines, par une législation subordonnée à la Shari'à.
En 1984, l'ordonnance n°XX du 26 avril, adoptée par le général Zia Ul
Haq, sous un régime d'exception, était venue consacrer la lutte contre les
activités hostiles à l'Islam y compris celles provenant de minorités se
réclamant de l'Islam comme la communauté des Ahmadis déclarée non
musulmane par un amendement constitutionnel datant de 1974 et ce malgré la
liberté religieuse consacrée par l'article 20 de la constitution de 1973.
L'ordonnance comporte une définition du musulman par référence à la
croyance en Dieu et en son dernier prophète Mohamed, le non musulman
étant, en conséquence, celui auquel cette définition n'est pas applicable
et qui relèverait, précise l'ordonnance, de manière explicite, du
christianisme, de l'hindouisme, du bouddhisme, des Sikh, de la communauté
des Parsis, des Ahmadis, des Bahaïs...
L'ordonnance de 1984 a intégré dans le code pénal un certain nombre de
dispositions relatives, notamment, au blasphème et à la sanction de ceux
qui "se posent en musulmans". Le blasphème contre le nom du Prophète
Mohamed est puni par la peine capitale. En vertu d'une décision rendue par
la Cour suprême de Lahore en 1994, la même peine est applicable à l'auteur
de blasphème contre tout prophète de Dieu.
Analysant l'ordonnance n°XX de 1984, la Cour suprême du Pakistan a
estimé qu'elle s'inscrit dans la logique de l'Etat musulman et qu'elle
trouve son fondement philosophique et juridique dans l'Islam. Dans l'arrêt
qu'elle avait rendu dans l'affaire des Ahmadis, la Cour déclare au sujet
de l'ordonnance : "it establishes and renforces the prophethood of Mohamed
(peace be upon him). It protects the prayers and the mosques. It prohibits
"Ilhaad" (apostasie) or subversion of the religion and it protects against
hurting the religious feelings of others in Majority. These are all
laudable objects recognised by the injonctions of Islam and permitted by
the constitutional provisions in Islamic State". La Cour en tire les
conséquences au niveau de l'affaire des Ahmadis en ces termes : "Anything,
in any fundamental right wich violates this injonctions of Islam thus must
be repugnant. It must be noted here that the injonctions of Islam, as
contained in Quran and the Sunnah, guarantee the rights of the minorities
also in such a satisfactory way that no other legal order can offer
anything equal. It may further be added that no law can violate them".
En réalité, l'ordonnance de 1984 s'inscrit dans tout un processus
tendant à approfondir l'islamisation de la société et de l'Etat au
Pakistan et qui connut l'un de ses moments forts le 15 juin 1988 lorsque
le général Zia Ul Haq promulgua "l'ordonnance pour la mise en application
de la Shari'à". Cette ordonnance est venue, d'abord, poser le
principe de la suprématie de la Shari'à en ces termes : "La
Shari'à sera la source suprême de la loi au Pakistan et la "GRUND
NORM" pour guider les décisions de l'Etat". Elle institue, ensuite, une
Cour pour régler les affaires selon la Shari'à : "Si une
question se pose devant une cour qu'une loi ou des dispositions de la loi
sont incompatibles avec la Shari'à et que la cour considère que
l'affaire mérite un examen, elle saisira la Cour fédérale de la
Shari'à et cette cour pourra convoquer et examiner le dossier de
l'affaire et décider de la question dans un délai de soixante jours".
L'ordonnance prévoit, enfin, un certain nombre de règles d'organisation
et de fonctionnement dont celles tenant à la qualification des juges et
des collaborateurs de la Cour. Elle indique, notamment, que "les
Ulémas ayant de l'expérience et des qualifications seront choisis
pour être nommés juges et amicus curiae dans la Cour" et que "les
personnes bien versées dans la Shari'à, les institutions réputées
dans l'éducation islamique et les deeni madaris au Pakistan et à
l'étranger seront (...) éligibles d'apparaître devant la Cour pour
l'interprétation de la Shari'à en accordance avec les règles
formulées à cet effet".
L'adresse à la nation faite par le général Zia Ul Haq, le 15 juin 1988
à l'occasion de l'adoption de l'ordonnance de la Shari'à, est très
édifiante sur plus d'un plan et mérite qu'on s'y arrête quelque peu.
D'emblée le général Zia rappelle que, depuis sa prise du pouvoir le 5
juillet 1977, il n'a cessé de dire que "seule la mise en application de la
Shari'à était la raison d'être de la création de notre pays, que
seule la mise en application de la Shari'à était la force de notre
existence, que seule la mise en application de la Shari'à était la
garantie de notre survie". Il ajoute plus loin : "Je crois profondément
que la mise en application de la Shari'à est le seul remède
efficace aux problèmes sociaux auxquels nous avons à faire face
actuellement".
Présentant l'ordonnance, le général Zia estime qu'il s'agit d'un
"document très important et précieux qui a été préparé dans le vrai esprit
de l'Islam", un document dont "le nom même est témoin de l'esprit, du
texte ou de la foi qui en est le pilier, c'est-à-dire, l'esprit de la mise
en application de la Shari'à". Il précise qu'"en plus la définition
de la Shari'à est telle qu'elle est acceptable par toutes les
écoles de pensée, c'est-à-dire qu'au lieu de se perdre dans les
ambiguïtés, la base de la Shari'à est le Coran et la
Sunnah".
La grande particularité de l'ordonnance, selon le général Zia, est que
"la Shari'à est considérée comme la loi suprême du pays". Dès lors
"l'objectif principal que cette ordonnance s'efforce d'atteindre, c'est
que la base de chaque décision et de chaque loi du gouvernement devienne
la Shari'à et la seule Shari'à".
Le général Zia conclut son adresse en proclamant que "si Dieu le veut,
on n'est pas loin de l'époque où le Pakistan sera le vrai berceau de
l'Islam, où les traditions non islamiques n'existeront plus (...) où les
ennemis de l'Islam s'affaibliront et où dans chaque coin de notre cher
pays régnera la suprématie de la Shari'à de Mohammad".
L'ordonnance sur la Shari'à constitue, ainsi, un temps fort dans
le processus d'islamisation de la législation au Pakistan. Elle constitue
la suite logique de la mise en oeuvre, en 1979, des lois sur les
Hudud, dont l'application se heurta, notamment, à un manque
manifeste de personnel qualifié. L'ordonnance de 1988 souleva de
nombreuses réactions et précipita la chute du général Zia Ul Haq. Le 29
juillet 1991, sous le gouvernement de M. Nawaz Charif, une loi de mise en
vigueur de la Shari'à est entrée en application, ce qui engendra
des modifications importantes, notamment au niveau du code pénal.
Au titre des observations finales relativement à la subordination de la
législation étatique à la Shari'à, il pourrait être utile d'évoquer
la question de la codification de la Shari'à et de l'établissement
de codes islamiques.
L'idée de codification de la Shari'à est une idée ancienne et il
y a eu plusieurs opérations de codification du Fikh au XIXème
siècle. En revanche, l'idée d'établir des codes islamiques formellement
élaborés et structurés, est relativement récente et a donné lieu à
quelques initiatives. C'est ainsi, par exemple, que l'Université Al-Azhar
avait élaboré, pour son usage interne de nombreux projets. Au courant des
années soixante-dix, Al-Azhar avait essayé de mobiliser l'opinion publique
autour de projets de codes islamiques à proposer au parlement égyptien en
vue de leur donner force de droit positif. Il s'agit de :
- quatre projets de code civil de la vente, chacun établi selon une des
quatre écoles du sunnisme à savoir les écoles malekite, hanbalite,
hanafite et chafiïte. Ces projets avaient été publiés, au Caire en 1972
par l'Académie de recherches islamiques dépendant de l'Université
Al-Azhar.
- un projet de code pénal islamique proposé à l'Assemblée du peuple
(Parlement) par le cheikh d'Al-Azhar, Abdelhalim Mahmoud (projet publié en
version française par Etudes Arabes de 1986, p. 87 à 109).
- plusieurs projets préparés par l'Académie de recherches islamiques
pour chacun des Hadd (pluriel Hudud).
A partir de 1978, cependant, une nouvelle initiative tendant à faire
adopter les projets par les institutions de l'Etat, eut lieu. Sous
l'influence d'Al-Azhar, à l'action duquel une partie de l'opinion publique
semblait apporter son soutien, l'Assemblée du peuple en Egypte constitua
une commission ad hoc groupant sept sous-commissions, à l'effet de
discuter "des projets de codification de la Shari'à islamique".
Les sous-commissions ont été chargées d'examiner les questions
suivantes : action en justice, droit social, transactions financières et
économiques, transactions civiles, droit pénal, droit commercial général
et droit commercial maritime.
La commission, autant que ses sous-commissions, était autorisée par
l'Assemblée à consulter "toutes les études et travaux de codification
ainsi que les lois relatives à l'application de la Shari'à
islamique en Egypte et à l'étranger et les travaux d'experts et de
spécialistes de la Shari'à et du droit positif". Cinq projets de
code ont été publiés, en définitive, après avoir été préparés entre 1978
et 1982 :
- 1 - transactions civiles (136 articles)
- 2 - preuves en justice (181 articles) et actions en justice (513
articles)
- 3 - droit pénal (630 articles)
- 4 - droit commercial maritime (443 articles)
- 5 - droit commercial général (772 articles) (16).
Préparés du temps de la présidence d'Anouar Sadate et sous la direction
effective de Sufi Abou Taleb, président de l'Assemblée du peuple, les
projets furent discutés en séance plénière. Ils le furent, cependant,
comme documents de travail et non comme propositions susceptibles d'être
adoptés. Le fait qu'ils soient discutés à un niveau aussi élevé, témoigne
de leur importance stratégique et leur donne un grand écho auprès de
l'opinion. Cet écho se manifesta, clairement, au niveau du barreau et
spécialement auprès des avocats activistes islamistes, mais également
auprès de certains magistrats. C'est ainsi que dans une décision rendue
par la Cour de justice de Fayoum contre un trafiquant de drogue, le juge a
cru devoir "implorer le pardon de Dieu" pour avoir fait application de la
loi positive et déclarer qu'il "aurait préféré appliquer l'article 1er
d'un projet de loi sur le Had (châtiment corporel) sanctionnant
l'absorption d'alcool présenté le 7 juillet 1976 par une commission
supérieure ad hoc du ministère de la Justice à l'Assemblée du
peuple" (17).
Sur le plan professionnel, les magistrats, réunis en congrès en 1986,
ont recommandé l'adoption des mesures suivantes :
- "1°- publier les projets de lois tirés de la Shari'à
islamique et revoir l'ensemble des législations afin que leurs
dispositions soient en accord avec les principes de la Shari'à
islamique ;
- 2°- préparer le climat public propice à la publication de ces
législations et à leur mise en application dans les domaines de
l'enseignement, de l'éducation, de l'information, de la culture, de la
solidarité sociale et dans d'autres domaines ;
- 3°- les Facultés de droit des Universités et les centres d'études
judiciaires devront apporter à l'enseignement de la Shari'à
islamique le soin qui convient au rôle que joue celle-ci comme source
principale de législation".
La législation égyptienne n'est, pourtant, pas encore la simple
expression de la Shari'à islamique. Elle s'en inspire largement et
participe, ainsi, à un mouvement important au niveau du monde
musulman.
2 - La législation inspirée de la Shari'à
Cette inspiration n'est ni générale ni absolue. Elle est plus affirmée
dans le domaine du statut personnel qu'ailleurs. De manière générale, elle
est beaucoup plus évidente dans les Etats arabes que dans les autres Etats
musulmans et spécialement ceux d'Afrique.
L'inspiration trouve, dans la plupart des cas, son fondement dans la
constitution, un fondement affirmé avec une intensité et une force qui
varient selon les Etats. Les constitutions des Etats musulmans proclament,
très souvent, une forme de relation entre la Shari'à en tant que
source de droit et le droit positif allant parfois jusqu'à énoncer la
subordination du second à la première. Globalement, la Shari'à est,
dans les Etats musulmans, aux sources de la législation positive. Parfois
il est indiqué, de manière très évasive, comme c'est le cas en Somalie,
que la législation s'inspire de la Shari'à, ou comme c'est le cas
dans la constitution des Comores, qu'il s'agit de "puiser dans l'Islam
l'inspiration permanente des principes et règles qui régissent l'Etat et
ses attributions".
La Shari'à est considérée parfois, comme "une des sources
principales da la législation" (Koweït). Elle est à Bahreïn, simplement
"une source principale". A Qatar, elle est "la source principale". En
Syrie, la constitution se limite à indiquer que le Fiqh (doctrine
et jurisprudence) est la source principale de la législation. La
constitution de la Mauritanie qualifie la Shari'à, dans son
préambule, de source unique de la législation. Dans certains cas la
Shari'à est retenue, non pas en tant que source de normes, mais en
tant qu'ensemble de normes directement applicables dans certains domaines.
C'est ainsi que la constitution jordanienne énonce que "les tribunaux
sharaïques appliquent les règles de la loi religieuse".
Il arrive, cependant, que des constitutions d'Etats musulmans ne se
réfèrent guère à la Shari'à comme source de la législation, et que
les lois s'en inspirent, malgré tout et de manière nette parfois. Tel est
le cas de l'Algérie, notamment, où le code de la famille du 9 juin 1984
traduit avec force, une certaine conception musulmane du statut personnel
qui s'accommode de la polygamie, interdit le mariage de la musulmane avec
un non-musulman et fait formellement obstacle à l'adoption.
La Shari'à, en tant que source d'inspiration de la législation
positive, dans certains Etats musulmans, appelle les quatre remarques
suivantes :
1 - D'abord, les Etats qui accordent une grande importance à la
Shari'à en tant que source d'inspiration de la législation sont, en
fait en nombre limité. On en citera, notamment l'Egypte, le Yémen et
Oman.
2 - Ensuite, la Shari'à comporte, il est vrai, un certain nombre
de règles précises et impératives (en droit privé notamment) mais elle
comporte, aussi, des principes généraux, susceptibles d'être diversement
interprétés et qui, de toutes manières, laissent assez de latitude
d'appréciation pour permettre l'adéquation nécessaire entre les règles de
droit positif et les contexte qu'elles sont destinées à régir.
3 - En troisième lieu, le droit positif n'est, généralement, pas en
rupture avec la réalité sociale. A ce titre, il véhicule, naturellement,
les préoccupations, les aspirations et les conceptions prévalant dans le
contexte où il intervient. Dans cette perspective, l'écho que trouve ou
peut trouver la Shari'à au sein de la législation positive
constitue un phénomène tout à fait normal qui témoigne de l'assise
sociologique de la règle de droit et qui n'a pas besoin, par ailleurs,
d'être constitutionnellement prévu.
4 - Enfin, et surtout, la Shari'à n'est jamais retenue (à moins
que la législation soit subordonnée, ce qui relève d'une autre hypothèse)
comme source exclusive de la législation. Elle constitue, généralement,
soit une source, soit une source principale, soit la source principale de
la législation. Sans procéder à des analyses linguistiques ou sémantiques,
l'on peut noter que le qualificatif "principal" peut permettre de vider la
référence de sa substance, ou au moins de la réduire à peu de chose. C'est
la raison pour laquelle il n'y a pas lieu -à moins qu'il y ait des
rapports de subordination- de donner aux rapports
Shari'à-législation positive plus d'importance qu'ils ne peuvent en
avoir. Cette importance est, au total, relative. Dans certains Etats, elle
peut être insignifiante ou même inexistante. Il en est ainsi, notamment,
dans les Etats où la législation est affranchie de la Shari'à.
3 - La législation affranchie de la Shari'à
De nombreux Etats musulmans ne prévoient pas, au niveau de la
constitution, de rapport entre la Shari'à et la législation. Il en
est ainsi en Algérie, au Burkina Faso, au Cameroun, à Djibouti, en Gambie,
en Guinée, en Guinée Bissau, en Irak, au Mali, au Maroc, au Niger, au
Sénégal, au Tchad, en Tunisie, en Turquie. La législation de l'Etat, dans
ces pays, est juridiquement libérée de toute référence implicite ou
explicite à la Shari'à. Les exemples les plus significatifs, dans
ce domaine sont fournis par la Turquie et la Tunisie, avec cette
différence fort importante entre les deux pays à savoir que la Turquie se
réclame, franchement, de la laïcité alors que la Tunisie tout en
reconnaissant un statut constitutionnel à l'Islam n'en tire aucune
conséquence au niveau de la législation et sa constitution observe un
mutisme total relativement à la question de la Shari'à. Aussi
l'attention sera-t-elle portée, spécialement, sur le cas de la Tunisie où
le code du statut personnel a cette double particularité d'être inspiré de
la Shari'à d'un coté et de s'en écarter de l'autre.
D'après le code tunisien du statut personnel, le mariage ne peut être
que consensuel et la polygamie est interdite et pénalement sanctionnée. Le
divorce ne peut être prononcé que par devant un tribunal. L'adoption,
interdite selon la lecture dominante de la Shari'à, est acceptée et
organisée depuis 1958. Le code du statut personnel, initialement
applicable aux seuls musulmans, est devenu applicable, depuis 1958, à
l'ensemble des Tunisiens (mais également aux non-Tunisiens qui acceptent
de s'y soumettre) sans distinction fondée sur des considérations
religieuses. On soulignera, sur un autre plan qu'une politique audacieuse
de contrôle et de limitation des naissances est observée depuis le début
des années soixante et que l'avortement est parfois même, franchement,
encouragé.
Sur le plan international, la Tunisie a adhéré aux principales
conventions internationales relatives aux droits de l'homme dont,
notamment les pactes des Nations-unies sur les droits civils et politiques
d'une part et sur les droits économiques, sociaux et culturels d'autre
part, étant précisé que l'article 18 du pacte sur les droits civils et
politiques reconnaît et protège la liberté religieuse. Plus
spécifiquement, en ce qui concerne les femmes, la Tunisie a ratifié la
convention sur les droits politiques de la femme de 1952, la convention
sur la nationalité de la femme mariée de 1957, la convention de New York
sur le consentement au mariage, l'âge minimum du mariage et
l'enregistrement des mariages de 1962 et la convention sur l'élimination
de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes de 1979.
Il faut préciser, cependant, que tout affranchissement à l'égard de la
Shari'à demeure relatif dans un Etat musulman. Il suffit de
rappeler, dans ce domaine, que les empêchements au mariage prévus par
l'article 5 du code du statut personnel en Tunisie sont ramenés aux
empêchements établis par la Shari'à. L'empêchement "sharaïque", tel
qu'interprété par une circulaire du ministre de la Justice, heurte de
front la liberté de mariage telle que définie par la convention de New
York et condamne le mariage de la musulmane avec un non musulman à la
nullité. D'un autre côté, en application de la Shari'à le non
musulman n'hérite pas du musulman et ce quel que soit le degré de parenté
qui les unit, étant rappelé que le musulman, lui, hérite du non-musulman.
On ajoutera, enfin, que les réserves à l'égard de certaines dispositions
de la convention sur les droits de l'enfant sont dictées par des
considérations en relation avec la Shari'à et que, dans bien des
domaines, l'affranchissement à l'égard de la Shari'à connaît des
limites. Dans ce domaine, les représentations idéologiques, les calculs
politiques et les intérêts partisans ne peuvent pas être totalement
absents. Le même phénomène s'observe au niveau des politiques appliquées
par les Etats ; c'est cela qui explique cet aréopage curieux d'Etats si
différents que regroupe l'Organisation de la conférence islamique.
C - La politique de l'Etat
Il n'y a pas, bien évidemment, de politique islamique spécifique
engageant l'ensemble des Etats musulmans. Dans ce domaine la diversité, et
parfois même l'opposition, est de règle tant sur le plan des politiques
internes que sur celui des politiques externes.
1 - Les politiques internes
Alors que la plupart des Etats musulmans mènent des politiques de
modernisation s'inscrivant dans le mouvement général de modernisation que
connaît le monde, d'autres optent pour des politiques fondées sur une
perception parfois particulariste de l'Islam et souvent conservatrice
voire même franchement rétrograde. Il n'y a pas lieu de développer cet
aspect de manière particulière. Il suffit de relever les différences qui
peuvent résulter de la comparaison des politiques de pays comme la
Turquie, le Maroc, la Tunisie ou le Sénégal d'une part et l'Arabie
saoudite, l'Iran, Bahreïn, le Soudan ou le Pakistan d'autre part. Bien que
les illustrations puissent être plus nombreuses, dans ce domaine, on se
limitera à en évoquer, seulement, deux, l'Arabie saoudite d'un côté et
l'Iran de l'autre, étant entendu que ces deux Etats n'ont pas de
politiques convergentes bien que se réclamant tous les deux d'une
"politique sharaïque".
a - Le cas de l'Arabie saoudite
Dans le discours par lequel il avait présenté les réformes de 1992, le
Roi Fahd avait, ainsi, fixé les bases de la "voie" de l'Arabie saoudite
:
1 - la croyance en un Dieu unique et la fidélité à Dieu seul et sans
partage ;
2 - l'établissement et la préservation de la "Shoura" islamique qui
"protège les droits, préserve le sang, fixe la relation entre gouvernants
et gouvernés et assure la paix publique" ;
3 - (...)
4 - l'établissement d'une "structure générale solide à l'abri des
dépravations et des corruptions, structure qui aide les gens à être droits
et de bonne moralité de manière à faire prévaloir la mission consistant à
ordonner le Bien et à interdire le Mal" ;
5 - l'établissement de l'unité de croyance qui est le fondement de
l'unité politique, sociale et géographique ;
6 - "l'adoption des voies de progrès général qui rend la vie des gens
plus facile et qui préserve leurs intérêts à la lumière de l'Islam et de
ses prescriptions" ;
7 - (...)
8 - "la préservation des deux grands lieux saints de l'Islam dans leur
état de sainteté, toujours disponibles pour les pèlerins, les prieurs
comme Dieu l'a voulu, et ce à l'abri de tout ce qui est de nature à faire
obstacle tant au grand qu'au petit pèlerinage, le royaume d'Arabie
saoudite étant chargé de cette mission en tant qu'obligation à l'égard de
Dieu et service à l'égard de la Ummah (nation) islamique".
En application des orientations exposées par le Roi, le statut du
pouvoir dispose, dans son article 23 que l'Etat protège la religion
musulmane, veille à la mise en oeuvre de la Shari'à, ordonne le
Bien et interdit le Mal, assure l'obligation de la da'wa
(obligation de prosélytisme ou d'appel à l'Islam). Il en découle, aux
termes de l'article 55, que le Roi établit la politique de la nation sur
des bases "sharaïques" et veille à l'application de la Shari'à
islamique ainsi que des règlements et de la politique générale de l'Etat.
Il est tout à fait normal, dans ces conditions, que le statut édicte
l'imposition de la Zakat (l'aumône) qui doit être dépensée à des
fins "sharaïques" (art. 21), qu'il mette à la charge de l'Etat
l'obligation de veiller à l'entretien et à la tranquillité des lieux
saints et qu'il appelle l'ensemble de la société à la solidarité islamique
(art. 11). Il est à préciser, par ailleurs, que les forces armées
sont destinées, selon l'article 33 -et dans un ordre qui semble être
préférentiel- à la défense de la foi, des lieux saints, de la société et
de la patrie.
Sur un autre plan, les membres de la famille doivent être éduqués sur
la base des croyances islamiques et ce qu'elles impliquent de loyauté,
d'obéissance à Dieu, à son Prophète, aux "responsables". Le respect de
l'ordre et l'amour de la patrie -dont l'histoire doit être glorifiée- sont
perçus, également, dans une perspective islamique. L'enseignement, quant à
lui, doit viser, d'abord, l'enracinement dans la voie islamique
(art. 13). S'agissant de la culture, elle doit permettre de préserver
l'héritage islamique et arabe et de participer à la civilisation arabe,
islamique et humaine.
b - Le cas de l'Iran
A la lumière des fondements de la République islamique d'Iran, tels que
fixés par l'article 2 de la constitution de 1979, l'article 3 est venu
définir les politiques à réaliser en conséquence. Cet article énonce que
"le gouvernement de la République islamique d'Iran a la responsabilité et
l'obligation de mobiliser tous les moyens en vue de réaliser ce qui suit
:
1 - Etablissement de conditions permettant l'élévation du niveau moral
sur la base de la croyance en Dieu et de sa crainte et lutte contre toutes
les manifestations d'inconduite et de criminalité ; (...)
11 - renforcement généralisé des structures de défense nationale à
travers l'enseignement militaire généralisé en vue de la préservation de
l'indépendance, de l'unité du territoire du pays et du régime islamique
;
12 - édification d'une économie saine et juste conforme aux règles
islamiques ; (...)
15 - élargissement et renforcement de la fraternité islamique".
Dans ce contexte, "commander le Bien et interdire le Mal" constitue une
responsabilité générale (art. 8) qui incombe à tous et spécialement à la
famille. Celle-ci est considérée comme l'unité fondamentale dans la
structure de la société islamique (art. 10). L'établissement de liens
familiaux sur la base des droits et de la morale islamiques est une
nécessité. La langue arabe, quant à elle, parce que langue du Coran, de la
science et des connaissances islamiques, doit être enseignée à tous au
niveau de l'enseignement secondaire et dans toutes les spécialités
(art. 16). Sur un autre plan, le gouvernement est responsable de la
reprise des fortunes créées à partir du prêt à intérêt, de l'usurpation,
de la corruption, du vol, des jeux de hasard...
S'agissant de l'armée, elle a la responsabilité de défendre, outre
l'indépendance du pays et l'unité de son territoire, le régime de la
République islamique (art. 144). En conséquence, le gouvernement a la
responsabilité d'initier tous les citoyens à la chose armée conformément
aux préceptes islamiques de manière à ce que le régime de la République
islamique soit défendu.
On ajoutera, à ce qui précède, une remarque finale et générale
susceptible d'éclairer, davantage, les politiques internes des Etats
entendant appliquer "une politique sharaïque". Cette remarque concerne le
cadre et les finalités ultimes de la mise en oeuvre des politiques se
réclamant de la Shari'à. Ce cadre et ces finalités ultimes sont,
remarquablement, exposés dans le préambule de la constitution pakistanaise
de 1973. On y lit, notamment ce qui suit :
"Attendu que le pouvoir d'Allah tout puissant s'étend à tout l'univers
et que l'autorité qui sera exercée par le peuple du Pakistan, dans les
limites qu'il a fixées, est une charge sacrée,
Attendu que le peuple du Pakistan est résolu à fonder une organisation
selon laquelle les principes de démocratie et d'égalité, de tolérance et
de justice sociale, tels que l'Islam les a proclamés, doivent être
observés dans toute leur plénitude,
Attendu que cette organisation implique que les musulmans doivent
conformer leur vie, dans les domaine aussi bien individuel que collectif
aux enseignements et aux commandements de l'Islam tels que les proclament
le Coran et la Sunnah (...)".
Au total les politiques internes, sont malgré l'unité de cadre et de
préoccupations qui les caractérise parfois, loin d'être totalement
concordantes. Il ne s'agit que de politiques possibles se réclamant, à
tort ou à raison, de l'Islam. Dans ce domaine, comme partout ailleurs, le
monde musulman se conjugue en termes de diversité et de multitude. Cela se
vérifie encore au niveau des politiques externes.
2 - les politiques externes
Il serait peu approprié de parler de politique extérieure commune qui
se réclamerait de l'Islam et ce malgré l'existence de l'O.C.I., créée en
vue d'assurer la consolidation de "la solidarité islamique".
L'O.C.I. constitue un cadre de coordination utile dans certains
domaines et dans certaines circonstances. Mais elle constitue également,
assez souvent, un cadre de confrontation entre les intérêts et les
opinions. La solidarité islamique à laquelle elle appelle demeure très
souvent formelle, faite de compromis condamnés à être sans lendemain dans
de nombreux cas.
Les options de politique étrangère des Etats musulmans sont, très
souvent, différentes et parfois même antagonistes. Sans qu'il soit
nécessaire de développer davantage ce constat, il suffit de rappeler la
division du monde musulman à l'occasion de la guerre entre l'Iran et
l'Irak, ou encore à l'occasion de la guerre du golfe.
La guerre entre l'Iran et l'Irak avait conduit à l'émergence d'une part
de deux groupes d'Etats musulmans, chacun d'eux appuyant l'un des
belligérants et d'autre part d'un ensemble d'Etats aux attitudes allant de
la recherche de la conciliation à l'indifférence en passant par
l'opportunisme et la navigation à vue.
S'agissant de la guerre du golfe, elle atteste, de manière dramatique,
de l'inaptitude des Etats musulmans à sauvegarder un minimum de solidarité
et de compréhension. De manière schématique, on peut dire qu'un Etat
musulman a mis fin à l'existence d'un autre Etat musulman en violation de
la légalité internationale, de la légalité arabe établie autour de la
ligue des Etats arabes, mais aussi de la légalité islamique axée autour de
l'O.C.I. Cet Etat, l'Irak, bénéficie du soutien d'un certain nombre
d'Etats musulmans et se heurte à la réaction hostile d'autres Etats
musulmans qui appellent à la rescousse les armées d'Etats non musulmans.
C'est dire que les positions de principe tenant à la défense de l'Islam ou
à la solidarité islamique n'échappent pas à la logique des rapports de
force. Ils peuvent véhiculer des ambitions d'hégémonie ou de
leadership. Ils peuvent traduire des représentations idéologiques
et des intérêts partisans. Dans cette perspective, peut être évoqué,
également, le soutien que trouvent des mouvements extrémistes musulmans
auprès de certains Etats musulmans.
Dans ces conditions, il devient, bien évidemment, difficile de trouver
des dénominateurs communs entre les politiques étrangères de pays aussi
différents que la Turquie, la Guinée Bissau, l'Indonésie, la Tunisie, le
Soudan, l'Iran, le Pakistan ou le Bangladesh.
Au total, au nom de l'Islam, on peut faire beaucoup et dans tous les
sens en vue de servir des "pensées" mais également des "arrière-pensées",
des causes générales mais aussi des causes qui le sont moins.
Il reste que tous les Etats musulmans proclament leurs bonnes
intentions et leur volonté de bien faire. On notera, dans ces conditions,
que l'Arabie saoudite se propose d'appeler "à la foi islamique et à sa
propagation, car l'appel à la foi islamique constitue l'une des plus
importantes fonctions de l'Etat islamique" (18). L'article 34 du
statut de ce royaume considère que la défense de la foi islamique est un
devoir. Il est, dès lors, normal que l'Etat saoudien soit appelé à veiller
"à la réalisation des espoirs de la Umma (nation) islamique en matière de
solidarité et d'unification" (art. 25).
L'Iran ne se distingue pas trop, sur ce plan, de l'Arabie saoudite.
Parmi les objectifs fixés à l'article 3 de la constitution iranienne de
1979 figurent "l'élargissement et l'approfondissement de la fraternité
islamique et la mise sur pied d'une politique étrangère fondée sur les
valeurs islamiques et la responsabilité fraternelle à l'égard de tous les
musulmans, ainsi que sur le soutien absolu à tous les faibles de la
terre". Plus explicite, l'article 11 dispose qu' "en application du verset
coranique "cette nation qui est la vôtre est Une et je suis votre Dieu
auquel vous devez la prière", les musulmans constituent une seule nation.
Le gouvernement de la République islamique d'Iran doit établir une
politique générale sur la base du rapprochement et de l'unification des
peuples islamiques et continuer à fournir ses efforts en vue de réaliser
l'unité politique, économique et culturelle du monde musulman". La
politique étrangère de l'Iran est, en conséquence, fondée sur "la défense
des intérêts de tous les musulmans". Elle va même au-delà des musulmans
pour atteindre l'ensemble de l'humanité. L'article 154 de la
constitution, traduisant cette ambition universelle, énonce que "la
République islamique d'Iran estime que le bonheur de l'homme dans la
société humaine, en général, constitue son but principal. Elle considère
que l'indépendance, la liberté et l'établissement d'un gouvernement juste
et équitable sont des "droits des gens" dans toutes les parties du monde".
En conséquence, la République islamique d'Iran "en même temps qu'elle ne
s'immisce pas dans les affaires intérieures des autres peuples, assure la
défense du combat légitime de tous les laissés pour compte contre les
exploiteurs dans n'importe quel point du monde". S'il en est ainsi c'est
parce que l'Iran -tout comme beaucoup d'autres pays musulmans- a sa propre
représentation non seulement de la condition de l'Etat mais également de
la condition de l'individu.
II - LA CONDITION DE L'INDIVIDU
Il ne s'agit d'examiner, ici, la condition de l'individu que telle
qu'elle apparaît à travers les rapports constitution-religion dans les
Etats musulmans. Cette condition peut être analysée de différentes
manières et sous de multiples aspects. On se limitera à ce qui semble être
essentiel dans cette condition : la liberté et plus particulièrement la
liberté religieuse, et l'égalité et plus particulièrement la question de
l'égalité au regard de l'Islam.
A - La liberté religieuse
La liberté religieuse a été consacrée, au niveau international, par
l'article 18 de la déclaration universelle des droits de l'homme du 10
décembre 1948 et confirmée par l'article 18 du pacte international des
droits civils et politiques du 16 décembre 1966. Elle a été définie, de
manière relativement précise, par la déclaration des Nations-unies du 25
novembre 1981 relative à la lutte contre toutes les formes d'intolérance
et de discrimination fondées sur la religion ou la conviction. Le premier
paragraphe du premier article de cette déclaration reconnaît la liberté
religieuse en ces termes : "Toute personne a droit à la liberté de pensée,
de conscience et de religion. Ce droit implique la liberté d'avoir une
religion ou n'importe quelle conviction de son choix, ainsi que la liberté
de manifester sa religion ou sa conviction, individuellement ou en commun,
tant en public qu'en privé, par le culte et l'accomplissement des rites,
les pratiques et l'enseignement".
Tirant les conséquences de l'article 1, l'article 6 de la déclaration
dispose que "le droit à la liberté de pensée, de conscience, de religion
ou de conviction implique, entre autres, les libertés suivantes :
a) la liberté de pratiquer un culte et de tenir des réunions se
rapportant à une religion ou à une conviction et d'établir et d'entretenir
des lieux à ces fins ;
b) la liberté de fonder et d'entretenir des institutions charitables ou
humanitaires appropriées ;
c) la liberté de confectionner, d'acquérir et d'utiliser, en quantité
adéquate, les objets et le matériel requis par les rites ou les usages
d'une religion ou d'une conviction ;
d) la liberté d'écrire, d'imprimer et de diffuser des publications sur
ces sujets ;
e) la liberté d'enseigner une religion ou une conviction dans les lieux
convenant à cette fin ;
f) la liberté de solliciter et de recevoir des contributions
volontaires, financières ou autres de particuliers et d'institutions ;
g) la liberté de former, de nommer, d'élire ou de désigner par
succession les dirigeants appropriés conformément aux besoins et aux
normes de toute religion ou conviction ;
h) la liberté d'observer les jours de repos et de célébrer les fêtes et
cérémonies conformément aux préceptes de sa religion ou de sa conviction
;
i) la liberté d'établir et de maintenir des communications avec des
individus et des communautés en matière de religion ou de conviction aux
niveau national et international".
Sans qu'il soit nécessaire d'analyser l'ensemble des composantes de la
liberté religieuse, il est possible de souligner que la liberté religieuse
implique, fondamentalement, la liberté de croire et la liberté de
manifester sa croyance.
1 - La liberté de croire
La liberté religieuse couvre la sphère des croyances individuelles et
celle de l'adhésion collective à une croyance. Elle s'étend à toutes les
croyances et convictions. Elle protège les convictions théistes, non
théistes et athées, ainsi que le droit de ne professer aucune religion ou
conviction. La liberté religieuse ne se limite pas à une catégorie
particulière de religion. Elle concerne les religions qui ont un livre et
celles qui n'en ont pas, les religions traditionnelles et celles qui le
sont moins, les religions groupant un grand nombre d'adeptes et celles
n'intéressant que des minorités.
Mais la liberté d'avoir ou d'adopter une religion ou une conviction
"implique, nécessairement, estime le comité des droits de l'homme, dans
une observation, qu'il a formulée le 22 juillet 1993, sur l'article 18 du
pacte des droits civils et politiques, la liberté de choisir une religion
ou une conviction, y compris, notamment, le droit de substituer à sa
conviction actuelle une autre conviction ou d'adopter une position athée,
ainsi que le droit de conserver sa religion ou conviction". Le comité
ajoute que la liberté religieuse "interdit la contrainte pouvant porter
atteinte au droit d'avoir ou d'adopter une religion ou une conviction, y
compris le recours ou la menace de recours à la force physique ou à des
sanctions pénales pour obliger des croyants ou des non-croyants à adhérer
à des convictions et à des congrégations religieuses, à abjurer leurs
convictions ou à se convertir".
L'attitude des constitutions des Etats musulmans à l'égard de la
liberté religieuse, telle qu'elle vient d'être définie et caractérisée,
est loin d'être identique. Entre l'attitude de l'Arabie saoudite, dont le
statut est axé uniquement autour de la Shari'à et qui met à la
charge des étrangers qui y résident l'obligation de respecter les valeurs
de la société saoudite ainsi que ses traditions et sentiments (art. 41) et
auxquels elle ne garantit que la sécurité, ou l'attitude de l'Iran qui ne
reconnaît que certaines religions (art. 13 de la constitution) et les
attitudes des autres Etats musulmans, il y a plus que des nuances. Il
reste, néanmoins, possible de dire que, de manière générale, la liberté de
croire est reconnue dans les Etats musulmans. Elle n'est, cependant, ni
générale ni absolue.
a - Une liberté reconnue
La liberté de croire est, formellement, reconnue dans tous les Etats
musulmans à l'exception de l'Arabie saoudite. Elle l'est en termes
variables et avec une intensité inégale, comme cela apparaît à travers les
diverses formules constitutionnelles consacrées.
En Algérie l'article 35 de la constitution qualifie d'inviolables la
liberté de conscience et la liberté d'opinion. A Bahreïn la liberté de
conscience est absolue, indique la constitution qui ajoute que l'Etat
assure l'inviolabilité des lieux de prière. Au Burkina Faso, la
constitution garantit "la liberté de croyance et de non croyance, de
conscience, d'opinion religieuse et philosophique''. En Indonésie et en
Irak, la reconnaissance de la liberté religieuse est consacrée en des
termes clairs et sans insistance particulière. En Jordanie, la liberté de
croyance n'est pas explicitement visée et la constitution se limite à
proclamer que "l'Etat protège la libre pratique des religions et des
croyances", ce qui, au demeurant, ne peut pas ne pas impliquer la liberté
de croyance elle-même. Le Niger affirme, dans sa constitution, de manière
brève, que "la République protège toutes les religions" (art. 9). La
Turquie admet, plus clairement, que "chacun a la liberté de conscience et
de foi religieuse". Le Pakistan, quant à lui, consacre la liberté
religieuse de manière fort précise. L'article 20 de sa constitution
dispose que "tout citoyen a le droit de confesser, pratiquer et propager
sa religion. Chaque confession et ses sectes ont le droit de créer,
d'entretenir et de diriger leurs propres institutions". Mais la formule la
plus riche et la plus libérale semble être celle retenue par l'article 19
de la constitution du Sénégal qui proclame que "la liberté de conscience,
de profession et de pratique de la religion sont garanties à tous. Les
institutions et les communautés religieuses ont le droit de se développer
sans réserve. Elles sont dégagées de la tutelle de l'Etat. Elles règlent
et administrent leurs affaires de manière autonome".
La liberté de croyance est, ainsi, presque partout reconnue dans les
Etats musulmans. Elle n'est, pourtant, pas générale.
b - Une liberté qui n'est pas générale
La liberté religieuse n'est pas générale dans les Etats musulmans en ce
sens qu'elle n'est pas acceptée pour toutes les religions et tous les
courants religieux.
En Arabie saoudite, aucune autre religion ou pratique religieuse n'est
admise en dehors de l'Islam, ce qui pose parfois des problèmes d'ordre
intérieur et extérieur. En effet, l'Arabie saoudite compte près d'un
million de non musulmans dont, notamment, des Philippins chrétiens. Aucun
lieu de culte non musulman n'existe et la pratique religieuse non
musulmane en privé est interdite et sanctionnée. Il en est résulté,
parfois, des tensions dans les milieux non musulmans, tensions qui ont eu
des répercussions, notamment, au niveau de la commission des droits de
l'homme des Nations-unies et de ses procédures spéciales (19).
En Iran, l'article 13 de la constitution indique que "les Iraniens
zoroastriens, les juifs et les chrétiens sont les seules minorités
religieuses reconnues. Elles bénéficient de la liberté de culte
conformément à leurs principes en matière de statut personnel et
d'enseignement religieux". En dehors de ces minorités, point de liberté
religieuse. Cela conduit à exclure du bénéfice de la liberté, notamment la
communauté des Bahaï qui semble être soumise à un régime de contrôle et
parfois de répression de la part des autorités iraniennes (20).
En Indonésie la liberté religieuse est limitée à cinq religions :
l'Islam, l'hindouisme, le bouddhisme, le catholicisme et le
protestantisme.
Au Pakistan, les religions et groupes reconnus sont identifiés et il
n'appartient pas, dès lors, à un groupe de se réclamer d'un autre ou d'une
religion qui n'est pas la sienne, ce qui pose le grave problème des
"Ahmadis" qualifiés, constitutionnellement, de non musulmans et
punissables, dès lors, qu'ils "se posent" comme tels et qu'ils continuent
à se réclamer obstinément de l'Islam (21).
On notera, en outre, qu'un certain nombre de pays n'acceptent pas la
foi Bahaï ou en limitent considérablement la propagation ou l'exercice. Il
en a été ainsi au Mali. Il en est ainsi, dans une certaine mesure, au
Maroc où le prosélytisme Bahaï est interdit et en Tunisie où les Bahaï ont
été amenés, parce que considérés hérétiques, à geler l'essentiel de leurs
activités depuis 1984. En Egypte, la foi Bahaï est, non seulement non
reconnue, mais elle est, en outre, très souvent combattue et harcelée par
voie judiciaire notamment.
Au total, donc, la liberté religieuse n'est pas générale, dans les
Etats musulmans. Elle n'y est pas, non plus, absolue.
c - Une liberté qui n'est pas absolue
S'il est admis que la liberté de manifester sa religion et d'en exercer
les cultes n'est pas absolue et peut, par voie de conséquence, être
conditionnée par un certain nombre de considérations dont, notamment,
celles tenant à l'ordre public, la liberté de croyance elle-même ne peut
faire l'objet de limitation. S'il en est ainsi, c'est parce qu'il s'agit
d'une liberté fondamentale, et qui, au surplus, est une liberté du for
intérieur. Elle est insusceptible de limitation même en cas de danger
public exceptionnel.
Le comité des droits de l'homme, organe conventionnel des Nations-unies
chargé de veiller à l'application du pacte de 1966 relatif aux droits
civils et politiques, a estimé, dans son observation de juillet 1993
(o.c.) que "le caractère fondamental de ces libertés (de pensée, de
conscience, de religion et de conviction) est reflété dans le fait qu'aux
termes du paragraphe 2 de l'article 4 du pacte, il ne peut être dérogé à
cette disposition en cas de danger public exceptionnel".
Pourtant, dans la plupart des Etats musulmans -et que la question soit
formellement traitée ou intelligemment passée sous silence- la
renonciation à l'Islam, ou apostasie, n'est pas admise et très souvent
elle est assortie de la sanction pénale la plus grave. Le problème de
l'apostasie (la Riddah) continue à être perçu avec beaucoup de
passion et parfois d'intolérance dans le monde musulman. Les textes et
documents internationaux relatifs ou ayant trait à la liberté religieuse,
dont la liberté de changer de religion, posent problème dans certains
Etats musulmans.
On rappellera, à cet égard, que la déclaration des droits de l'homme de
1948 admet formellement le droit de changer de religion. Le pacte des
droits civils et politiques de 1966 n'a pas repris formellement le droit
de changer de religion, mais s'est limité à reconnaître le "droit d'avoir
ou d'adopter une religion de son choix". La déclaration de 1981 relative à
la lutte contre toutes les formes d'intolérance ou de discrimination
fondées sur la religion ou la conviction reconnaît "la liberté d'avoir une
religion ou n'importe quelle conviction de son choix". La déclaration,
tout comme le pacte de 1966, n'évoque pas formellement le droit de changer
de religion comme le fait la déclaration universelle de 1948. La
conférence mondiale sur les droits de l'homme, qui s'est tenue à Vienne en
juin 1993, tout en insistant sur l'universalité des droits de l'homme,
reconnaît le droit aux spécificités et en appelle aux législations
étatiques pour déterminer et établir l'adéquation nécessaire entre
universalité et spécificités (22). Ces variations sur le même thème
ne sont pas de nature à faire obstacle à la reconnaissance du droit de
changer de religion et à justifier le crime d'apostasie.
Elisabeth Odio Bénito, rapporteur spécial de la sous-commission des
droits de l'homme des Nations-unies, a remarquablement analysé la question
du changement de religion dans le rapport qu'elle avait présenté à la
sous-commission en 1986 (rapport o. c.). Elle écrit, à cet égard,
notamment, ce qui suit : "Après un examen attentif de ces dispositions (de
la déclaration de 1948, du pacte des droits civils et politiques de 1966
et de la déclaration de 1981), le rapporteur spécial en est venu à la
conclusion que, tout en étant libellées différemment, elles tendaient,
finalement, toutes au même objectif à savoir que toute personne avait le
droit d'abandonner une religion ou une conviction et d'en adopter une
autre ou de n'en adopter aucune. A son avis, c'était le sens implicite de
la notion de droit à la liberté de pensée, de conscience, de religion et
de conviction quelle que fût la forme sous laquelle se présentait cette
notion".
Le comité des droits de l'homme, dans son observation sur l'article 18
du pacte des droits civils et politiques, du 22 juillet 1993, aboutit à la
même conclusion. Cette conclusion, beaucoup d'Etats musulmans la réfutent
ou ne l'acceptent pas de toutes façons.
Cette attitude semble être dominante au niveau de l'O.C.I. La
déclaration des droits de l'homme en Islam adoptée, au Caire le 5 août
1990, par les ministres des Affaires étrangères de cette organisation ne
semble pas être conciliable avec la liberté de changer de religion. Dans
le préambule de la déclaration, il est indiqué que les Etats membres de
l'O.C.I. sont "convaincus que dans l'Islam, les droits fondamentaux et les
libertés publiques font partie intégrante de la foi islamique et que nul
n'a, par principe, le droit de les entraver, totalement ou partiellement,
de les violer ou de les ignorer, car ces droits sont des commandements
divins exécutoires que Dieu a édictés dans ses livres révélés, et qui
constituent l'objet du message dont il a investi le dernier de ses
prophètes en vue de parachever les messages célestes, de telle sorte que
l'observance de ces commandements soit un signe de dévotion ; leur
violation ou négation constitue un acte condamnable au regard de la
religion ; et que tout homme en soit responsable individuellement et la
communauté collectivement".
Tirant les conséquences du préambule, le dispositif de la déclaration
des droits de l'homme en Islam énonce, dans son article 1er que "tous les
êtres humains constituent une même famille dont les membres sont unis par
leur soumission à Dieu et leur appartenance à la postérité d'Adam". Le
deuxième paragraphe de l'article ajoute que "les hommes sont tous sujets
de Dieu, le plus digne de sa bénédiction étant celui qui se rend le plus
utile à son prochain. Nul n'a de mérite sur un autre que par la piété et
la bonne action". Mais l'une des disposition les plus importantes de la
déclaration figure dans l'article 10 qui, sans évoquer formellement la
question du changement de religion, l'implique pleinement. Il est indiqué
dans cet article que "l'Islam est la religion de l'innéïté (ou religion
naturelle de l'homme). Aucune forme de contrainte ne doit être exercée sur
l'homme pour l'obliger à renoncer à sa religion pour une autre ou pour
l'athéisme. Il est également défendu d'exploiter à cette fin sa pauvreté
ou son ignorance". Ces dispositions de l'article 10 demeurent
subordonnées, quant à leur interprétation, à la Shari'à,
conformément aux articles 24 et 25 de la déclaration elle-même. L'article
24 prévoit que "tous les droits et libertés énoncés dans la présente
déclaration sont soumis aux dispositions de la Shari'à". Quant à
l'article 25, il dispose que "la Shari'à est l'unique référence
pour l'explication et l'interprétation de l'un quelconque des articles
contenus dans la présente déclaration". Le renvoi à la Shari'à
s'analyse, relativement à la question du changement de religion, comme un
refus, la Riddah n'étant pas acceptée par la plus grande partie des
interprètes de la Shari'à.
Dans la réalité juridique et sociale, la Riddah est rarement
acceptée. Au Mali, la conversion est permise à moins qu'il s'agisse de
conversion à la foi Bahaï qui, elle, est interdite.
Les constitutions des Etats musulmans gardent le silence sur la
Riddah ou bien la condamnent explicitement -ce qui arrive rarement-
ou implicitement, ce qui est plus courant. La condamnation de la
Riddah, de manière non équivoque, est consacrée généralement au
niveau du code pénal qui en prévoit la sanction.
En Arabie saoudite, au Soudan et en Iran, les droits de l'homme étant
protégés conformément à la Shari'à islamique et la défense de
l'Islam étant une obligation pour chaque citoyen, la Riddah est
sanctionnée par la peine de mort.
De manière générale, au niveau de la pratique des Etats musulmans, en
matière d'apostasie, il est assez courant que des personnes soient
exécutées pour avoir renoncé à l'Islam. Les rapports du rapporteur spécial
de la commission des droits de l'homme des Nations-unies sur l'intolérance
religieuse sont, à cet égard, fort édifiants.
En tout état de cause, on notera que, sur le plan juridique, un certain
nombre d'Etats musulmans sanctionnent l'apostasie par la peine de
mort.
L'article 306 du code pénal mauritanien prévoit la peine capitale pour
tout musulman qui apostasierait et ne se repentirait pas dans un délai de
trois jours.
Au Soudan, l'article 126 du code pénal de 1991 prévoit, lui aussi, la
peine de mort pour le crime d'apostasie : "est considéré comme commettant
le crime d'apostasie tout musulman qui préconise le renoncement à la foi
islamique ou déclare publiquement y avoir renoncé par ses déclarations ou
ses actes" ; l'article 126 ajoute : "Quiconque se rend coupable
d'apostasie pourra exprimer son repentir pendant une période fixée par le
tribunal. Toute personne qui maintient son reniement de la foi est
passible, sauf s'il s'agit d'une personne convertie récemment à l'Islam,
de la peine de mort. La peine infligée pour apostasie est remise si
l'apostat abjure avant l'exécution".
En Iran, le pasteur Mehdi Dabbaj, converti de l'Islam au christianisme,
a été condamné à mort. Sa femme a été amenée à demander le divorce et il a
été privé de la possibilité de prendre en charge ses enfants. Sous la
pression internationale, la peine de mort n'a pas été exécutée et Mahdi
Dabbaj a été libéré en février 1994. Le 7 juillet 1994, il fut trouvé mort
assassiné dans la banlieue de Téhéran en dehors de son domicile.
En Egypte, l'apostasie n'est pas explicitement condamnée par la loi.
Toutefois l'article 98f du code pénal est, parfois, invoqué pour réprimer
la conversion des musulmans à d'autres religions ou les déclarations
d'athéisme émanant des musulmans. En effet cet article réprime "tout acte
de dégradation ou de mépris à l'égard d'un lieu saint ou d'une secte
religieuse dans l'intention de porter préjudice à l'unité nationale et à
la paix sociale". Dernièrement une autre procédure de lutte contre
l'apostasie -ou ce qui est qualifié comme tel- a été tentée. Un professeur
d'université, Hamed Nasr Abou Zid, connu par de nombreux travaux sur
l'Islam, avait été considéré hérétique par certains groupes extrémistes en
raison de son appréciation critique de certains aspects de l'Islam et
spécialement de certaines traditions musulmanes. Il fut qualifié de
Murted (apostat) malgré ses nombreuses déclarations d'attachement à
l'Islam. Une action en justice a été introduite par des extrémistes
musulmans tendant à mettre fin au mariage de Hamed Nasr Abou Zid avec son
épouse musulmane au motif qu'une musulmane ne peut être unie par des liens
de mariage avec un non musulman. Evitant de se prononcer sur le fond, le
tribunal a rejeté la demande pour des motifs de procédure. Un appel a été
interjeté et le juge d'appel prendra sa décision dans les prochains mois.
Cette affaire est suivie avec beaucoup d'attention par l'opinion publique
égyptienne, notamment, et il est à craindre que le juge d'appel se laisse
tenter par une aventure extrémiste dont les conséquences pourraient aller
au-delà de l'Egypte.
Il arrive que l'apostasie ne soit pas condamnée en tant que telle, mais
que la personne considérée comme apostat soit sanctionnée sous d'autres
motifs d'inculpation dont, notamment, celui de prosélytisme. C'est ainsi
que le Tribunal de première instance de Casablanca, au Maroc, a condamné
Mustapha Zéralda, un musulman converti au christianisme, à trois ans de
prison pour avoir enfreint les articles 220 et 221 du code pénal.
L'article 220 interdit toutes entraves aux offices religieux, alors que
l'article 221 interdit "tout moyen de séduction dans le but
d'ébranler la foi d'un musulman" (23).
Outre les limites ainsi apportées à la liberté de croyance, certains
Etats connaissent d'autres atteintes à cette liberté. C'est ainsi qu'à
travers une législation peu rigoureuse sur le blasphème, des personnes ont
pu être persécutées pour leur croyance au Pakistan. Un enfant de quatorze
ans, illettré, a été condamné à mort pour blasphème avant qu'il ne soit
acquitté, au niveau de l'appel, par la Cour suprême de Lahore. Une autre
personne, accusée, elle aussi, de blasphème, pour s'être vu imputer la
reproduction d'une photographie censée être celle du Prophète, s'est vu
condamner à la peine capitale par un tribunal de Peshawar (session case
n° 345 of 1994) avant que la Haute cour de Peshawar n'infirme le
jugement (criminal case n° 25 du 11 janvier 1995). C'est
dire au total que les atteintes à la liberté de croyance peuvent être
nombreuses et multiformes. Mais il reste évident que, même lorsqu'elle est
reconnue clairement, la liberté de croyance ne prend toute sa dimension
qu'avec la liberté de manifestation de la croyance à laquelle elle demeure
très étroitement attachée.
2 - La liberté de manifestation de la croyance
La liberté religieuse implique le droit de refuser de révéler ses
pensées ou son adhésion à une religion ou à une conviction. Elle implique,
aussi, la liberté de manifester sa religion et de l'exercer
individuellement ou en commun, tant en public qu'en privé.
La liberté de manifester sa religion ou sa conviction par le culte,
l'accomplissement des rites, les pratiques et l'enseignement, englobe des
actes qui peuvent être multiples et variés. L'Etat a l'obligation de
protéger ces manifestations de la liberté religieuse. Bien évidemment
cette protection peut avoir des limites multiples.
D'abord, le message religieux ne peut être protégé que dans la mesure
où il ne constitue pas une incitation à la guerre, à la discrimination, à
la haine, à l'hostilité et à la violence.
Plus généralement, la liberté de manifester sa religion peut être
restreinte par des considérations tenant à la sécurité, à l'ordre public,
à la santé publique, à la morale et aux libertés et droits fondamentaux
d'autrui.
Les restrictions doivent être prévues par la loi et doivent être
justifiables et édictées dans les limites strictement nécessaires. En
d'autres termes, la liberté de manifester sa croyance implique
l'utilisation des moyens les moins restrictifs. La protection de la morale
ne doit pas être fondée sur une définition de la moralité dérivée
exclusivement d'une seule tradition religieuse ou idéologique.
Les constitutions des Etats musulmans limitent les manifestations de la
liberté religieuse par différentes considérations dont, notamment, celles
tenant à la sauvegarde de l'ordre public. C'est ainsi que la constitution
tunisienne garantit le libre exercice des cultes tant qu'il ne trouble pas
l'ordre public. La constitution des Emirats arabes unis subordonne le
libre exercice des cultes à la sauvegarde de l'ordre public, des bonnes
moeurs et des "traditions établies". La constitution de Bahreïn édicte
dans son article 22 que l'Etat assure la protection de l'exercice des
cultes, des processions et des réunions religieuses "conformément aux
traditions bien établies". Au Burkina Faso, les limites proviennent de
l'ordre public, des bonnes moeurs, du respect de la loi et du respect de
la personne humaine. On notera, enfin, qu'au Pakistan, ordre public et
morale peuvent limiter la liberté de manifester sa religion, l'ordre
public pouvant être entendu de manière extensive et son contenu défini par
rapport à une religion ou sensibilité religieuse aux dépens d'une autre.
La Cour suprême du Pakistan souligne, dans l'affaire des Ahmadis de 1993,
ce qui suit :
"The Ahmadis like other minorities are free to profess their religion
in this country and no one can take away that right of theirs, either by
legislation or by executive orders. They must, however, honour the
constitution and the law and should neither desecrate or defile the pious
personage of any other religion including Islam, nor should they use their
exclusive epithets descriptions and titles and also avoid using the
exclusive names like mosque and practice like "Azan", so that the feelings
of the Muslim community are not injured and the people are not misled or
deceived as regard the faith".
Ainsi, au-delà de l'ordre public, la liberté de manifester sa croyance
pose le problème de l'égalité dans la manifestation de la croyance et plus
généralement de l'égalité entre les individus dans les Etats
musulmans.
B - L'égalité
Le problème de l'égalité entre les individus, dans les Etats musulmans,
se pose au sein de la communauté musulmane et spécialement entre hommes et
femmes. Il se pose aussi en termes de musulmans et non musulmans.
1 - Egalité homme-femme
L'article 6 de la déclaration des droits de l'homme en Islam (o. c.)
reconnaît les droits de la femme en des termes particuliers. Il énonce que
:
"a) la femme est l'égale de l'homme en dignité ; elle a ses propres
droits et ses propres devoirs. Elle a ses devoirs civils et son
indépendance financière, et le droit de conserver son nom et son
lignage.
b) le mari est responsable de l'entretien et du bien-être de la
famille".
La question de l'égalité, entre l'homme et la femme, est l'une des
questions les plus controversées dans le monde musulman. S'il en est
ainsi, c'est parce que la Shari'à comporte de nombreuses
indications relatives à la différenciation, voire même à l'inégalité entre
l'homme et la femme.
D'abord l'espace, dans lequel la femme peut se mouvoir en Islam, est un
espace non public, celui-ci relevant des hommes aussi bien dans le domaine
religieux que dans le domaine politique. La femme ne peut pas diriger la
prière comme elle ne peut pas diriger la communauté, ni participer à la
vie publique.
La plupart des constitutions des Etats musulmans admettent,
aujourd'hui, l'accès des femmes à la vie publique, lui reconnaissant le
droit d'être électeur et éligible à la plupart des charges publiques. La
manifestation la plus éclatante de cette évolution provient de la Turquie
et du Pakistan où les fonctions de Premier ministre sont exercées,
aujourd'hui par des femmes, Madame Ciller d'un côté et Madame Bhutto de
l'autre. Cependant un certain nombre d'Etats, notamment arabes, restent en
retrait par rapport à cette évolution, le cas de l'Arabie saoudite étant,
dans ce cadre, le cas extrême puisque la femme n'est même pas autorisée à
conduire une voiture. On notera, par ailleurs, que, malgré les progrès
réalisés dans de nombreux Etats musulmans relativement à la condition
publique des femmes, il n'en reste pas moins qu'une minorité d'entr'eux
ont ratifié la convention de 1952 sur les droits politiques de la femme
(une quinzaine sur cinquante-et-un) et la convention de 1979 sur
l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes
(une quinzaine également).
S'agissant, ensuite, de l'espace privé, il n'offre pas non plus une
grande latitude de mouvement pour la femme. Tout se passe, en réalité,
comme si la femme était frappée d'une inaptitude congénitale à se prendre
en charge. De manière générale, sa minorité ne prend fin ni par l'âge, ni
par le mariage. Souvent elle passe de l'autorité du père ou du tuteur à
celle du mari qu'on lui a, généralement, choisi. Ses déplacements à
l'étranger sont, dans la plupart des cas, subordonnés à l'accord du mari,
chef de famille auquel elle doit obéissance. Sa condition successorale est
soumise à la règle selon laquelle l'homme a le droit au double de la
femme. S'agissant du témoignage de la femme, il ne vaut que la moitié de
celui d'un homme. Les législations de la plupart des Etats musulmans, et
spécialement en matière de statut personnel, attestent de l'inégalité
entre la condition masculine et la condition féminine. Cela explique,
entre autres, le faible nombre d'Etats musulmans ayant ratifié la
convention de 1962 sur le consentement au mariage, l'âge minimum de
mariage et l'enregistrement des mariages, étant indiqué qu'il arrive,
parfois, qu'un Etat ayant ratifié la convention, sans réserve, ne se croit
pas obligé d'en observer l'ensemble des dispositions et n'accepte pas le
mariage de la musulmane avec un non musulman.
2 - La question de l'égalité entre musulmans et
non-musulmans
La question des rapports entre musulmans et non musulmans s'est posée
depuis l'apparition de l'Islam. Le Prophète Mohamed, dans sa gestion de
ces rapports, recourut aussi bien à des moyens de force qu'à des moyens
pacifiques. En nous limitant aux seuls non musulmans "gens du livre", les
juifs et les chrétiens, on rappellera que l'Islam les soumet à un statut
de "Dhimmitude", c'est-à-dire à un statut, qui tout en les obligeant à
payer une forme de taxe, leur assure sécurité et protection.
Les pratiques que l'histoire a enregistrées, dans ce domaine, sont
variables. Elles ont témoigné, parfois, d'une grande tension et plus
souvent d'une coexistence plus harmonieuse, non seulement en Andalousie,
mais également ailleurs où de nombreux juifs et chrétiens ont assumé de
hautes responsabilités publiques. Il en fut ainsi, à diverses périodes, en
Egypte, en Irak, en Tunisie, en Iran et même au niveau de l'ensemble de
l'Empire ottoman. Cela ne veut pas dire, bien évidemment, que les rapports
entre musulmans et autres gens du livre étaient toujours, à l'abri de
l'animosité, des tensions et des coups de force.
C'est cet aspect des relations qui a été, parfois, l'origine et parfois
la conséquence de la protection que les juifs et les chrétiens avaient
sollicité et obtenu auprès de certaines puissances européennes, notamment
à partir du XVIIIème siècle. Il en résulta, très souvent, un système de
capitulations qui permit l'établissement de "juridictions consulaires"
desquelles étaient justiciables les "protégés" des puissances européennes
pour la plupart juifs et chrétiens.
L'influence grandissante des puissances européennes, surtout à partir
du début du XIXème siècle, avait contribué à l'introduction d'un certain
nombre de réformes dont certaines tendaient à protéger spécialement les
non musulmans en terre d'Islam Ce mouvement de réformes eut lieu à un
moment où l'Empire ottoman vit son déclin se confirmer progressivement,
son aptitude à défendre le monde musulman de plus en plus réduite et son
influence sur les contrées qu'il était censé encadrer de plus en plus
formelle. Ainsi l'Empire ottoman fut amené, par deux textes adoptés en
1839 et 1856 -Khati Hamayoun et Khati Chérif- à reconnaître
un certain nombre de droits et de libertés au profit de tous dont le droit
à l'égalité indépendamment de toutes considérations tenant à la religion
ou à la nationalité. En adoptant, en 1857, le pacte fondamental, dit
Ahd Al Aman (ou pacte de sécurité), la Tunisie donna un grand éclat
à la question de l'égalité entre musulmans et non musulmans puisque la
question de l'égalité fut rattachée à la condition humaine de l'homme et
non à sa condition religieuse ou nationale. Ainsi, le régime de
"Dhimmitude" était franchement mis en cause. La constitution tunisienne de
1861, qui fut la première constitution établie dans le monde arabe et
musulman, confirmera cette évolution. L'Egypte ne resta pas insensible,
elle aussi, à la nécessité de revoir les rapports entre musulmans et non
musulmans dans le sens de l'égalité. Les événements importants qu'elle
connut en 1848, 1866 et 1878 aideront à une nouvelle définition des
rapports entre musulmans et non musulmans.
Les constitutions des Etats musulmans rejettent, aujourd'hui de manière
formelle dans la plupart des cas, les discriminations fondées sur la
religion ou la conviction et établissent l'égalité entre les citoyens. Par
ailleurs la plupart des Etats musulmans -y compris l'Iran et le Soudan
mais pas l'Arabie saoudite ou le Pakistan- ont ratifié les pactes de 1966
qui donnent une grande place à l'égalité et à la non discrimination. Le
paragraphe 1er de l'article 1er de la déclaration des droits de
l'homme en Islam dispose que "tous les hommes sont égaux quant à leur
dignité, leurs obligations et leurs responsabilités fondamentales, sans
aucune discrimination de race, de couleur, de langue, de sexe, de
religion, d'appartenance politique, de statut social ou de toute autre
considération. La vraie foi garantit le rehaussement de cette dignité sur
le chemin de la perfection humaine".
La réalité ne témoigne pas, toujours et partout, de l'égalité entre
musulmans et non musulmans en terre d'Islam. Sans qu'il y ait lieu de
multiplier les exemples, on se limitera à rappeler, brièvement, trois cas
d'inégalité.
Le premier cas concerne le témoignage. Dans certains pays musulmans, le
témoignage du non musulman à l'encontre du musulman n'est pas valable. Il
en est ainsi au Pakistan notamment.
Le deuxième cas concerne le mariage. Dans la plupart des Etats
musulmans le mariage d'une musulmane avec un non musulman n'est pas
accepté et cela même dans les Etats qui ont ratifié, sans réserve, la
convention de New York sur la liberté du mariage. Il doit être précisé,
par contre, que le mariage du musulman avec une femme "des gens du livre"
est possible.
Le troisième cas concerne l'héritage. Le non musulman ne peut pas
hériter d'un musulman et cela quel que soit le degré de parenté qui les
lie, étant indiqué que le musulman, lui, peut hériter d'un non musulman.
Cette situation constitue une constante dans les législations et les
jurisprudences des Etats musulmans. Les ratifications des conventions
internationales relatives aux droits de l'homme n'ont pas fait obstacle au
maintien de ce type de discrimination. Le code tunisien du statut
personnel, considéré révolutionnaire à bien des égards, n'a pas échappé,
dans ce domaine, à la logique de la discrimination entre musulmans et non
musulmans Le juge tunisien, quant à lui, n'a pas cherché à se démarquer de
cette logique, bien que l'attitude du constituant tunisien lui en offre la
possibilité à travers la prévalence des traités régulièrement ratifiés sur
les lois. Dans un arrêt, rendu le 14 juillet 1993, la Cour d'appel de
Tunis a confirmé la règle selon laquelle la succession d'un musulman n'est
ouverte qu'à des héritiers musulmans. "Attendu, dit la Cour, qu'il est
établi, par différents moyens, que l'intéressée, dame veuve Jébira, est
musulmane, et qu'il y a lieu, dès lors, de la compter parmi les héritiers
de Mohamed Ben Salah Jébira" (24). C'est dire, au total, que l'égalité
entre musulmans et non musulmans, en terre d'Islam, est une question à
actualité toujours renouvelée et qui témoigne de la confrontation
permanente de l'universel et du spécifique dans le domaine des droits de
l'homme.
_____
Notes
- 1. Cf. AMOR (A.) "La notion d'Umma dans les constitutions des Etats
arabes", Arabica, t. XXX, fasc. 3, p. 267 et s.
- 2. 1789 et l'invention de la constitution (sous la direction
de Michel Tropper et Lucien Jamme), L. G. D. J. Bruylant, 1994.
- 3. Cf. son article sur la liberté religieuse publié à la Revue de
Droit Comparé, 2-1994, p. 629 et s.
- 4. Et publié en 1989 (United Nations Publication. ISBN
92-1-254082-1 ; ISSN1014-5702).
- 5. Cf. le remarquable ouvrage de Yadh Ben Achour : Norme,
foi et loi (Tunis, Céres Productions, 1993). Cf. également du même
auteur, le cours sur le constitutionnalisme publié dans le cadre du
recueil des cours de l'Académie internationale de droit constitutionnel
: volume I : La suprématie de la constitution,
Casablanca, Ed. Toubkal, 1986.
- 6. Cf Odio Bénito, p. 24.
- 7. Normes, foi et loi , ouvr. cité, p. 259.
- 8. Art. 7 b de la constitution de Qatar.
- 9. Cf. The principles of government and state in Islam,
Université de Los Angeles 1961.
- 10. Cf. la revue Al-Azhar, avril 1979, p. 1092 et s.
- 11. Islamic Council, 16 Grosvenor Grescent, London, SW1, 1983, 42
pages.
- 12. Organisme privé établi à Londres et animé, notamment, par des
Pakistanais.
- 13. Cf. Le Califat, Paris, Ed. Paul Gueuthner, 1926.
- 14. Cf. son ouvrage : L'Islam et les musulmans d'aujourd'hui,
Paris, Gallimard 1958 p. 262.
- 15. Ibidem.
- 16. Sur ces projets cf. Assemblée du peuple, Commission de
codification des statuts légaux de la Shari'à islamique, 1er
juillet 1982.
- 17. L'article en question prévoyait 20 coups de fouets et une amende
au moins égale à 500 livres égyptiennes aux personnes convaincues de
consommation ou de commerce d'alcool ou de drogue.
- 18. Cf. le discours du Roi Fahd du 1er mars 1992
- 19. Cf. à titre d'exemple le rapport du rapporteur spécial sur
l'intolérance religieuse présenté à la 50ème session de la commission en
1994 E/CN. 4/1994/79.
- 20. Cf. à cet effet les différents rapports du rapporteur spécial de
la commission des droits de l'homme des Nations-unies sur l'intolérance
religieuse et spécialement le rapport présenté à la cinquante-et-unième
session E/CN. 4/1995/91 ainsi que l'additif qui lui est joint E/ CN.
4/1995/91/Add 1.
- 21. Cf. à titre d'illustration l'arrêt de la Cour suprême du
Pakistan du 3 juillet 1993 o. c.
- 22. Cf déclaration et programme d'action de la conférence de Vienne
New York (Nations-unies ; DPI/1394-93630, septembre 1993-7M,
p. 54).
- 23. Cf. le journal marocain L'Opinion du 8 novembre 1993 et
le journal français Libération du 10 novembre 1993.
- 24. Cf. Revue de Jurisprudence et de Législation, ministère
de la Justice, Tunis 1993, p. 120 et s.
|