Mouvement "Europe &Laïcité"
Etudes et points de vue4. Europe et Laïcité: La place
du phénomène religieux dans la construction européenne.
par Jean-Michel Ducomte
(Ce texte est une contribution à l' Observatoire International de la Laïcité. Une version abrégée en a paru dans Europe et Laïcité, no
160; pour télécharger ce document au format rtf).
"L'Union européenne respecte et ne préjuge pas le statut dont bénéficient en
vertu du droit national, les Églises et les associations ou
communautés religieuses dans les États membres.
L'Union européenne respecte également le statut des organisations
philosophiques et non confessionnelles"
C'est par ces quelques mots, qui constituent la substance de la Déclaration
relative au statut des Églises et des organisations non confessionnelles, jointe
au Traité d'Amsterdam, qu'a été clos le débat, engagé à l'initiative du Vatican,
sur la place qu'il convenait de reconnaître aux Églises "dans l'identité et la
culture des État membres, ainsi que dans l'héritage commun des peuples
européens".
La formule résume de façon synthétique le résultat d'un débat, elle ne rend
pas pleinement compte de la complexité de relations qui n'ont pas toujours été
réduites à 1'apparente neutralité attachée par les rédacteurs du Traité.
L'histoire de l'Europe, les grandes ruptures qui en ont scandé le cours et,
au-delà, l'identité culturelle que l'on se plaît à lui reconnaître, permettent
de constater l'importance qu'y occupe le phénomène religieux, tant dans sa
dimension idéologique qu'institutionnelle. De la querelle du sacerdoce et de
l'Empire à l'émergence d'un pluralisme religieux, premier élément constitutif
d'entités nationales qui ont commencé d'émerger à partir du début du
XVIème siècle de la révolution constantinienne à la Révocation de
1'Édit de Nantes en passant par le Grand Schisme de 1044, les principaux
événements politiques qui ont d'abord été des événements religieux ou ayant à
voir avec la religion. Nombre de conflits, parmi les plus meurtriers, dont le
cortège de drames a marqué l'histoire de l'Europe et de ses États ont eu un
fondement ou une justification religieuse. Déjà Clovis accédait à la gloire pour
avoir, au nom du christianisme, écrasé l'arianisme. La Guerre de trente ans,
première grande guerre européenne n'est explicable que dans le contexte
d'affrontement entre États et souverains catholiques et protestants au lendemain
de la Réforme. L'invasion des terres du comte de Toulouse par les barons du Nord
a trouvé sa justification dans la volonté de briser l'hérésie cathare.
L'indépendance de l'Irlande s'est construite, dans la douleur, autour d'une
identité catholique. Et il ne s'agit là que d'exemples.
Cependant, dans la durée, s'est opéré, parfois de façon résistible, un lent
mouvement de sécularisation puis de laïcisation des esprits et des institutions,
en direction d'un progressif "désenchantement du monde". (cf. Marcel Gauchet:
"Le désenchantement du monde", Paris Gallimard 1985).
Ainsi qu'a pu l'écrire Edgar Morin: "la culture européenne n'est pas
seulement une culture dont les produits les plus significatifs, l'Humanisme, la
Raison, la Science, sont laïques. C'est surtout une culture entièrement
laïcisée, dans le sens où, à partir d'un certain moment, aucune idée n'est
demeurée assez sacrée ou assez maudite pour échapper au tourbillon des débats,
discussions et polémiques" (cf. Edgar Morin: "Penser l'Europe", Paris Gallimard
1990).
Paradoxe apparent que cette référence explicative nécessaire à des repères de
nature essentiellement religieuse et le constat corrélatif d'une distance
maintenue en permanence à l'égard des enfermements religieux. Outre qu'il y eut,
en permanence, des hommes libres qui ne croyaient qu'à l'existence des hommes,
les pouvoirs civils, quelle qu'ait été la forme, républicaine ou monarchique,
qu'ils ont pu revêtir, ont constamment recherché à tenir à suffisante distance
les pouvoirs religieux. L'histoire de la France en donne une claire
illustration.
En vérité, et sous l'éclairage du dernier demi-siècle, qui a vu s'ébaucher
puis s'approfondir le processus de construction européenne, nous avons appris à
regarder par delà nos frontières. Nous nous sommes accoutumés à décrypter un
monde qui, bien que nous étant géographiquement et culturellement proche,
n'obéissait pas nécessairement aux mêmes règles que celles que nous livrait la
tradition républicaine française devenue, au fil du temps substantiellement
laïque. L'évidence s'est imposée d'une vigilance renforcée, fondée sur une
connaissance mieux établie du réel qui nous entoure et qui constitue, avec nous,
la réalité complexe de l'Europe en formation, afin d'éviter que ne se dissolve,
dans une logique de recherche du plus petit dénominateur commun, la singularité
du modèle français.
L'interrogation n'est pas seulement hexagonale, elle s'exprime en d'autres
lieux. Ainsi, tout récemment, Javier Otaola écrivait-il (cf. J. Otaola:
"Laicitad: una estrategia para la libertad", Barcelona Edicion Bellaterra 1999):
"si les idées de liberté religieuse et de libre conscience sont suffisamment
consacrées dans l'ensemble des pays de l'Union européenne, le concept de
laïcité, tel qu'il se décline juridiquement et socialement dans la tradition
politique française, reste méconnu dans les autres pays d'Europe". Le constat
est d'évidence et en même temps il est insuffisant. Dire que la France est un
pays laïque n'exclut pas fusse au cœur de la décision politique l'existence de
déterminations religieuses; le débat parlementaire autour de la proposition de
loi organisant le pacte social de solidarité en a constitué l'exemple, souvent
navrant. À l'inverse, l'absence d'organisation d'un principe de séparation entre
les églises et l'État ne détermine pas des pratiques nécessairement cléricales.
Tout autant que les institutions, les mentalités évoluent, les pratiques
religieuses se marginalisent, même si, ce faisant, elles ont parfois tendance à
revêtir les oripeaux de l'intégrisme.
Évoquer l'influence de la religion sur la construction européenne, c'est en
fait tenter de répondre à deux questions de nature fondamentalement différentes,
même s'il arrive qu'elles se recoupent parfois: celle de l'influence de la
pensée religieuse et par delà des églises sur la société et ses valeurs, celle,
plus traditionnelle, des rapports institutionnels entre les Églises et les États
ou les institutions européennes.
1 - L'influence de la religion sur la société et ses valeurs.
Les prises de positions qui se sont exprimées, en France, lors du tout récent
débat parlementaire, préalable à l'adoption du projet de loi créant le pacte
social de solidarité, les manifestations, souvent violentes qui, il y a quelques
années, ont accueilli le film de Martin Scorcèse, La dernière tentation du
Christ, ou celui de Jean-Luc Godard, Je vous salue Marie,
l'empêchement temporaire que s'est imposé le précédent roi des belges pour ne
pas avoir à promulguer la loi dépénalisant l'interruption volontaire de
grossesse, constituent autant de preuves d'une permanence de l'influence sociale
des convictions religieuses. Et cependant, la plupart des analyses consacrées à
la société européenne tendent à démontrer que nous sommes sortis d' "un monde
où la religion est structurante, où elle commande à la forme politique et où
elle définit l'économie du lien social" (cf. M. Gauchet: "La religion dans
la démocratie: parcours de la laïcité", Paris, Le Débat, Gallimard 1998 p. 11).
Cette appréciation, portée par Marcel Gauchet, dans le prolongement du
constat qu'il avait posé, il y a quelques années d'un "désenchantement du
monde" considéré comme irréversible, d'autres analystes la partagent comme
Françoise Champion (cf. F. Champion: "Entre laïcisation et
sécularisation. Des rapports Église-État dans l'Europe communautaire", Le Débat
n° 77, novembre-décembre 1993. Voir aussi: Grace Davie et Danielle
Hervieu-Léger: "Identités religieuses en Europe" Paris, La découverte 1996).
Pour elle, avec les mots différents, partant souvent de pratiques sociales et
politiques autres que celles de la France, l'ensemble des pays du continent
européen, serait parvenu à créer les conditions d'une mise à distance du
religieux, d'un renvoi de ses manifestations dans l'ordre des convictions
individuelles.
Il n'y a là qu'une apparente contradiction. Certes, sur la longue durée, les
habitudes de croyances, les pratiques religieuses, après avoir quitté le champ
du cultuel pour intégrer celui du culturel, se font plus rares. Les prises de
position des Églises, notamment en ce qui concerne les comportements
individuels, qu'il s'agisse de sexualité ou simplement de vie familiale, ne
retiennent plus l'attention des fidèles. Certaines Églises nationales sont
parfois gagnées par la tentation d'adapter le discours officiel allant jusqu'à
le démentir, comme ce fut le cas, récemment, au sein de l'Église catholique
allemande à propos du débat sur l'avortement. Et cependant, tant en France que
dans les autres États de l'Union européenne des crispations revendicatives, des
recherches passionnées d'appartenance - au sein des nouveaux cultes mais
également dans les religions traditionnelles pour ne pas parler du développement
inquiétant du phénomène sectaire - se font jour, qui méritent réflexion et
exigent la formulation de réponses claires.
De plus, alors que jamais la liberté de conscience et donc de religion
n'a été aussi clairement définie et protégée, les sollicitations, pour motif
d'insatisfaction, de la commission ou de la Cour européenne des Droits de
l'Homme n'ont été aussi nombreuses. Faut-il voir là une nouvelle démonstration
du théorème de Tocqueville en vertu duquel un phénomène social est perçu avec
une intensité inversement proportionnelle à son importance réelle. Cela n'est
pas si sûr ou, à tout le moins, ne peut être affirmé avant d'avoir tenté d'y
voir plus clair.
A - les manifestations de cette influence
En 1959, le Centre d'Action Européenne Démocratique et Laïque, (aujourd'hui
Mouvement Europe et Laïcité) publiait un tract dans lequel était dénoncé avec
force l'influence des "partis confessionnels" dans l'engagement du processus de
construction européenne. "Europe unie? Oui. Europe vaticane? Non"
énonçait le tract. Dans un langage différent, Eugen Weber ne dit pas autre
chose: "si les nécessités de la reconstruction et l'aide américaine jouèrent
un rôle important dans ce processus, le Vatican, de façon inattendue, appuya
vigoureusement l'intégration européenne. Se souvenant de l'époque avant le
XVIème siècle où les divisions nationales comptaient moins que les
liens d'une religion ou d'une culture commune, l'église catholique considérait
avec sympathie les idées d'union européenne" (cf. Eugen Weber: "Une histoire
de l'Europe", Paris Fayard 1977, T. 2 p. 761).
L'inquiétante tentative conduite par les services diplomatiques du Vatican,
lors de la conférence intergouvernementale qui devrait déboucher sur l'adoption
du traité d'Amsterdam, est démonstrative d'une permanence dans l'attention que
les représentants de l'Église catholique accordent au processus de construction
européenne. Il ne s'agissait de rien moins que de reconnaître, au travers du
traité en cours de négociation, "la place spécifique des Églises et des
autres communautés religieuses dans l'identité et les cultures des États
membres, ainsi que dans l'héritage commun des peuples européens".
Stupéfiante demande, qui devait cependant recueillir, avec quelques nuances,
l'assentiment de l'Allemagne, de l'Italie et de l'Autriche. Son rejet final
allait démontrer, qu'il existait encore une majorité d'États membres pleinement
conscients du caractère juridiquement contestable et politiquement dangereux
d'une telle revendication. Toutefois, le fait qu'elle ait pu être formulée et
ait reçu un écho de la part d'un certain nombre d'États démontre que les Églises
et au premier rang d'entre elles, l'Église catholique n'ont pas renoncé à
infléchir la construction européenne. Les mots utilisés dans le projet de texte
n'étaient pas neutres. Il ne s'agissait pas d'introduire dans les traités
communautaires le principe d'une liberté de croyance - une telle exigence était
déjà satisfaite au travers de la Convention européenne de sauvegarde des droits
de l'Homme et des libertés fondamentales, ainsi que nous le verrons - mais
d'assurer une reconnaissance institutionnelle des Églises. Ce n'étaient pas les
religions dont se trouvait revendiquée l'existence ou le libre exercice, mais
les Églises prises comme institutions séculières. Étaient sollicitée leur
reconnaissance, à l'égal des partis politiques ou des partenaires sociaux, en
qualité d'interlocutrice des autorités communautaires. Tout le patient combat en
faveur de la sécularisation puis de la laïcisation du pouvoir et de la société
se serait trouvé remis en cause, sacrifié au nom d'une construction européenne
rendue prisonnière de ses origines démocrates chrétiennes.
L'échec de la tentative, ne doit pas conduire à considérer celle-ci comme
insignifiante. Outre l'écho minoritaire qu'elle a reçu, il convient de
l'apprécier sous l'éclairage des prises de positions que, soit le Vatican, soit
certaines Églises nationales ont adopté dans les pays de l'Europe centrale et
orientale, dont un certain nombre ont déjà fait clairement acte de candidature
en vu d'une adhésion future à l'Union européenne.
Au-delà de cet événement circonstanciel, le fait que des siècles durant, le
pouvoir religieux ait été, en Europe, une des principales institutions sociales
ou politiques a laissé des traces, a déterminé une influence que chacun des
pays, au gré de son histoire, a été conduit à gérer.
Procéder à une mesure concrète de l'influence du phénomène religieux sur les
comportements sociaux est, à priori, difficile ou aléatoire. Un certain nombre
d'indicateurs méritent cependant de retenir l'attention.
Certains des pays de l'Union, comme la Grèce, laissent aux couples le choix
entre le mariage civil et le mariage religieux, ce dernier étant choisi de façon
très largement majoritaire. En Irlande, jusqu'à il y a peu, le divorce était
interdit et l'avortement continue d'être pénalement sanctionné. La conception de
la famille qu'exprime la constitution de cet État démontre le poids des
déterminations religieuses. En Allemagne, les Églises sont autorisées à lever un
impôt ecclésiastique, dont la perception exige de la part de chaque habitant
l'indication de son appartenance religieuse, et, il y a peu, il fallut un arrêt
du tribunal Constitutionnel de Karlsruhe pour que soit déclaré contraire à la
constitution une disposition d'un règlement du land de Bavière qui imposait la
présence d'un crucifix dans les salles de classe des écoles. (Arrêt du
10.8.1995).
En France, dans un État souvent présenté comme un conservatoire de la
laïcité, un certain nombre d'institutions continuent d'intégrer dans les rites
imposés à ceux qui en sont membres des références religieuses. Ainsi en va-t-il
de l'armée et de la justice. Si, très longtemps, filiation légitime et filiation
naturelle, simple ou adultérine, ont déterminé l'application de statuts
différenciés, c'est pour des motifs desquels n'étaient pas totalement absente
l'idée que le mariage, au-delà de son caractère civil, restait, dans l'esprit
public, un sacrement. Comment expliquer l'acharnement "anti-PACS" d'une partie
de la classe politique française, rangée sous la bannière d'une passionnaria
armée d'une bible, si ce n'est parce qu'elle a pu croire, à tort, qu'était remis
en cause ce qui, pour elle ou ceux qu'elle pensait représenter, relevait du
sacré.
Par ailleurs, si les Églises traditionnelles ont vu leur influence se réduire
numériquement, l'on a assisté, corrélativement au développement d'un
militantisme intégriste - phénomène auquel n'échappent, ici ou ailleurs, aucune
des religions - complété par une explosion inquiétante du phénomène sectaire. En
outre, les phénomènes migratoires qui, au cours du dernier demi siècle, ont, à
des degrés divers modifié les équilibres démographiques dans les pays européens,
ont souvent déterminé l'apparition ou le développement de cultures religieuses
nouvelles porteuses de comportements individuels ou collectifs originaux. À cela
s'ajoute la difficile intégration de certaines de ces populations nouvelles qui
a offert aux vendeurs d'illusions un chantier particulièrement propice. Le
confort trompeur d'un renfermement communautaire a été proposé comme alternative
aux exigences d'une intégration républicaine. Des jeunes filles ou des jeunes
femmes ont ainsi cru qu'elles pouvaient défier la République en promenant,
derrière leurs voiles une conception de la condition féminine faite de
soumission et pétris d'archaïsme. Le combat qu'elles conduisaient a, en
permanence, été relayé par des représentants de l'ensemble des communautés
religieuses au nom de la liberté d'expression des croyances.
De façon dramatique, dans le formidable bousculement d'où devait naître
l'Europe post-communiste, nombre de peuples ont cédé aux illusions suscitées par
un discours populiste qui leur faisait croire que leur avenir ne serait propice
qu'éclairé par la redécouverte de leur identité nationale. Les diverses Églises
ont, sans vergogne, laissé utiliser leur message au service de cette
revendication identitaire, quand elles n'ont pas, tout simplement, pris le
risque de la susciter. Le destin cruel de la République fédérative de
Yougoslavie est là pour le démontrer. Plus que linguistique ou culturelle, la
séparation entre les Croates, les Serbes et les Bosniaques est religieuse. Ceci
explique, peut-être, que le Vatican ait été l'un des premiers États à
reconnaître l'indépendance de la Croatie, créant, par là même, un fait accompli
que l'Allemagne s'est empressée de confirmer.
Plus gravement, l'arsenal juridique répressif d'un certain nombre d'États
européens renferme des incriminations visant le délit de blasphème. Ainsi en
va-t-il de l'article 166 du code pénal allemand et de l'article 188 du code
pénal autrichien. L'article 140 du code pénal danois prévoit la possibilité de
détention de celui qui, publiquement, ridiculise ou insulte le dogme ou le culte
d'une communauté religieuse. En Finlande, l'article 1er du code pénal
punit de réclusion quiconque "aura publiquement blasphémé Dieu". Des
dispositions de même nature se retrouvent dans les législations pénales
grecques, irlandaises, néerlandaises, suédoises ou norvégiennes. Même en France,
pays de l'exception laïque, le blasphème est puni. Il est vrai que la sanction
ne s'applique que dans l'espace concordataire des départements d'Alsace et en
Moselle (article 266 du Code local d'Alsace Moselle).
Et cependant, la logique infernale qui conduisit au bûcher Giordano Bruno, ou
Vanini, qui justifia la décapitation du Chevalier de la Barre ou
l'emprisonnement de Galilée, pouvait sembler d'un autre temps. Aujourd'hui, sauf
à craindre que leurs dogmes ne souffrent du débat, les croyants se voient offrir
l'assurance d'une liberté religieuse particulièrement protégée.
B - les garanties de la liberté religieuse.
Une telle liberté est garantie, sous des formes diverses, dans l'ensemble des
pays de l'Union européenne, et, au-delà, du Conseil de l'Europe. Au sein de
cette dernière institution, elle a bénéficié d'une reconnaissance
particulièrement précieuse dans la Convention européenne de sauvegarde des
droits de l'Homme et des libertés fondamentales adoptée à Rome le 4 novembre
1950. L'article 9 de ce texte comporte la définition la plus précise de cette
liberté, en même temps qu'il précise, pour les circonscrire, les limitations qui
pourraient éventuellement y être apportées:
" 1 - Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de
religion: ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction,
ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement
ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les
pratiques et l'accomplissement des rites.
2 - La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire
l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent
des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique,
à la protection de la santé ou de la morale publique, ou à la protection des
droits et libertés d'autrui".
Le protocole n°1, adopté le 20 mars 1952, a prolongé, dans son article 2
cette liberté de croyance, sur le terrain de l'instruction: "Nul ne peut se
voir refuser le droit à l'instruction. L'État, dans l'exercice des fonctions
qu'il assumera dans le domaine de l'éducation et de l'enseignement respectera le
droit des parents d'assurer cette éducation et cet enseignement conformément à
leurs convictions religieuses et philosophiques". L'acte final de la
conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, arrêté à Helsinki, le
1er août 1975, comporte, en son chapitre VII, un rappel,
particulièrement clair, du principe de respect de la liberté de religion et de
conviction, composant nécessaire de la liberté de pensée.
Et cependant, en dépit, ou peut-être à cause de la clarté de ces textes,
malgré le mouvement de désenchantement du monde évoqué plus haut, le contenu
ainsi que les effets de la reconnaissance d'une liberté religieuse ont suscité
un considérable contentieux, tant de la Commission que de la Cour européenne des
droits de l'Homme (Raymond Goy: "La garantie européenne de la liberté
religieuse" R.D.P. 1991 p. 5 et suiv.; Jean Duffur: "La liberté religieuse dans
les traités internationaux" R.D.P. 1997 p. 939 et suiv.).
Sans entrer dans le détail de cette jurisprudence, l'on peut affirmer que la
liberté d'avoir une religion ou d'en changer est garantie de façon absolue,
quelles que soient les personnes concernées. Une telle attitude, compréhensible
dans son principe a, parfois, connu des développements qui tendaient à faire
considérer la liberté de croyance religieuse comme une catégorie particulière de
la liberté de pensée, disposant d'une protection renforcée, fusse au détriment
de la liberté de critique. C'est notamment ce qu'a eu l'occasion de préciser la
cour européenne des droits de l'Homme dans un arrêt en date du 20 septembre 1994
(Otto Preminger Institut c/ Autriche): "Ceux qui choisissent d'exercer la
liberté de manifester leur religion, qu'ils appartiennent à une majorité ou à
une minorité religieuse, ne peuvent raisonnablement s'attendre à le faire à
l'abri de toute critique. Ils doivent tolérer et accepter le rejet par autrui de
doctrines hostiles à leur foi. Toutefois, la manière dont les croyances et
doctrines religieuses font l'objet d'une opposition ou d'une dénégation est une
question qui peut engager la responsabilité de l'État, notamment celle d'assurer
à ceux qui professent ces croyances et ces doctrines la paisible jouissance du
droit garanti par l'article 9. En effet, dans des cas extrêmes, le recours à des
méthodes particulières d'opposition à des croyances religieuses ou dénégation de
celles-ci peut aboutir à dissuader ceux qui les ont, d'exercer leur liberté de
les avoir et de les exprimer". Une telle solution, éminemment favorable à la
défense des intérêts religieux ne peut que choquer, tant elle paraît de nature à
légitimer les éventuelles dérives étatiques en faveur de l'instauration d'un
ordre moral à coloration religieuse. Se trouvent implicitement admises et
légitimées les éventuelles limitations qui pourraient être imposées à la liberté
d'expression ou de création artistique, au motif de sauvegarde de la liberté
religieuse. Singulière porte ouverte aux professeurs de pudeur et de respect.
Une telle solution est d'autant plus critiquable que la Commission et la Cour
ont eu l'occasion de reconnaître, au bénéfice des convictions religieuses, un
véritable privilège par rapport aux convictions philosophiques. Ainsi en va-t-il
en ce qui concerne le respect des convictions religieuses des parents en matière
d'enseignement obligatoire de morale. Alors que le droit à dispense, fondé sur
l'affirmation de convictions religieuses est de droit, la réciproque n'est pas
vraie, et des parents peuvent, sans recours, voir leurs enfants soumis à des
cours de connaissance religieuse en se prévalant de leur agnosticisme ou de leur
athéisme (Commission: 3 décembre 1986, Angelini c/ Suède req. N° 1049/83).
L'on ne peut qu'être troublé par la nature des requérants qui, le plus
fréquemment saisissent les instances du Conseil de l'Europe de sollicitations
fondées sur une méconnaissance prétendue de l'article 9. Il s'agit, le plus
souvent, de ce que l'on appelle, par euphémisme des "religions minoritaires",
derrière lesquelles il est parfois difficile de ne pas percevoir l'ombre des
sectes. Ces dernières, tentent, souvent avec succès, d'obtenir des démentis aux
limitations que les États imposent à leur nuisance, en se prévalant du caractère
absolu de la liberté de religion, et donc de la nature radicalement inacceptable
des limites qui pourraient lui être imposées. Cela ne veut pas dire que les
États se trouvent totalement désarmés en face de comportements sociaux qui, sous
prétexte de respect des exigences liées à une pratique religieuse, viendraient à
méconnaître des dispositions d'ordre public relatives, par exemple au régime
fiscal, à l'exigence de se soumettre au service national, au statut de la
fonction publique. Au travers de certaines décisions, on crut même percevoir une
définition de la liberté d'extériorisation des convictions religieuses plus
respectueuses de la laïcité que celle retenue par le Conseil d'État dans sa
jurisprudence relative au port du foulard islamique (décision du 3 mai 1993,
Karaduman c/ Turquie n° 16278/90). Toutefois, ainsi qu'a eu l'occasion de
l'affirmer la Cour, dans une décision du 26 septembre 1996, "le droit à la
liberté de religion tel que l'entend la convention exclut toute appréciation de
la part de l'État sur la légitimité des croyances religieuses ou sur les
modalités d'expression de celles-ci". Si une telle proposition peut sembler
utile, et même parfois indispensable, lorsqu'il est question de donner substance
à la liberté religieuse, en présence d'une religion majoritaire disposant de
prérogatives particulières - comme c'était le cas dans l'espèce concernée où
était évoqué le cas de la Grèce - la généralité de sa formulation est de nature
à ouvrir une brèche dangereuse. Elle ne manquera pas d'être empruntée et elle
est déjà empruntée, par des pratiques sociales qui, se prévalant d'un label
religieux exigeraient cependant l'exercice d'un devoir minimal de vigilance de
la part des États. Paradoxalement, bien que la question de la liberté religieuse
ne relève pas de son champ de compétence, c'est au sein de l'Union européenne
qu'il convient de rechercher l'amorce d'une réaction visant à assurer aux États
membres la possibilité d'un cantonnement de pratiques sectaires. Ainsi la Cour
de justice de Luxembourg, dans un arrêt du 4 décembre 1974, (CJCE 41,74, 4
décembre 1974, Van Duyn, Rec 297) a-t-elle été conduite à considérer que ne
constituait pas une entrave à la libre circulation des personnes le fait, pour
les autorités britanniques, d'avoir refusé l'entrée de leur territoire à une
ressortissante néerlandaise qui souhaitait occuper un emploi de secrétaire au
sein de l'église de Scientologie. Plus récemment, dans le cadre d'une réponse à
une question écrite posée par une parlementaire européenne, la Commission a
précisé: "Dans la mesure où certaines sectes adoptent des méthodes et
poursuivent des activités qui relèvent du domaine de la criminalité, ces
comportements n'échappent pas aux poursuites des États membres et rentrent dans
le champ d'application des mesures de coopération judiciaire et policière qu'ils
développent dans le cadre du Titre VI du traité sur l'Union européenne"
(Réponse à la question écrite E2798/96 posée par Cristiana Muscardi à la
Commission, JOCE, n° C72/80, 7 mars 1997).
Non seulement la liberté religieuse dispose de garanties réelles au sein du
continent européen, mais encore une partie importante de la culture et des
pratiques politiques restent marquées, à des degrés divers, par la récurrence
d'une tradition religieuse. L'exemple des pays d'Europe centrale et orientale
est, à cet égard, intéressant à analyser. Quelles qu'aient été les mesures
adoptées pour dissoudre le sentiment religieux, celui-ci est sorti renforcé de
l'expérience communiste. Des forces politiques ne craignent pas de le mobiliser
au soutien de stratégies d'enfermement nationaliste. Ceci leur permet, à défaut
d'un discours ouvert sur l'avenir, de dénoncer ceux qui ne croient pas, ou
croient autrement, comme autant de responsables des malheurs présents. Preuve
que la conviction, éclairée par l'histoire, est plus que la force, de nature à
assurer un cantonnement des croyances religieuses dans l'ordre des convictions
individuelles.
Il n'est pas question de nier les progrès réalisés, ni de démentir le
mouvement qui a conduit à considérer que les sociétés européennes, du moins pour
celles qui sont aujourd'hui engagées dans l'aventure communautaire, seraient
"sorties de la religion" (cf. Françoise Champion: "L'Europe
tient Dieu à distance" Le Monde de l'Éducation, mai 1999, p. 58 et suiv.).
Toutefois, et par delà les pratiques sociales ou les crispations intégristes,
le problème de la relation des Églises et des États reste encore caractérisé par
une grande diversité de situations qui interdit de dégager, avec précision un
modèle européen.
II - Les relations entre les Églises et les États
Si l'on fait exception de la déclaration annexée au traité d'Amsterdam, ou,
très indirectement de celle de l'article 6 du même traité (ainsi
rédigé: 1 "L'union est fondée sur les principes de la liberté, de la
démocratie, du respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales ainsi
que de l'État de droit, principes qui sont communs aux État membres.
2 L'Union respecte les droits fondamentaux tels qu'ils sont garantis par la
Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés
fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, et tels qu'ils résultent des
traditions constitutionnelles communes aux États membres, en tant que principes
généraux du droit communautaire" )
l'Union européenne ignore le problème des relations entre les Églises et les
institutions, lequel est considéré comme relevant de la seule compétence des
États membres. C'est donc vers l'analyse des solutions mises en œuvre au sein
des 15 États de l'Union qu'il convient de se tourner pour tenter de prendre la
mesure des relations que l'histoire, la culture, les choix politiques ont
conduit à mettre en œuvre, sous l'éclairage du modèle laïque français qui, en
dépit de ses insuffisances ou des défis auxquels il a parfois été confronté,
demeure une manière de référence. Une telle analyse comparatiste, outre
l'intérêt intellectuel qu'elle présente, est de nature à permettre une
interpellation plus éclairée du processus de construction européenne. Celui-ci,
par les échanges qu'il organise entre les hommes, les cultures et les idées, par
l'existence, qu'il présuppose ou envisage, d'une identité culturelle européenne,
est de nature à être affectée ou à affecter la permanence nationale des modèles
de relations entre les Églises et les États.
Un certain nombre de typologies ont été proposées, au cours de dernières
années, afin de rendre compte de la diversité des approches du problème. Ainsi,
Maurice Barbier (cf. M. Barbier: "La laïcité", Paris l'Harmattan 1995 p. 171 et
suiv.) propose-t-il de distinguer, à côté du modèle français, trois catégories
de situations: celle de l'absence de laïcité, en Grande-Bretagne, au Danemark et
en Grèce, celle de la semi-laïcité, en Allemagne, en Belgique, aux Pays-bas, au
Luxembourg et en Irlande, et, enfin celle de la quasi laïcité, au Portugal, en
Espagne et en Italie. Jean Baubérot, (cf. J. Baubérot: in "Religions et laïcité
dans l'Europe des douze" Paris Syros 1994, p. 284 et suiv.) après avoir
distingué les traditions culturelles des pays du Nord et du Sud de l'Europe, -
les premiers catholiques, les seconds protestants - considère que trois modèles
sont aujourd'hui en compétition. Un modèle de "religion civile" construit autour
d'une sécularisation de dogmes élémentaires d'inspiration religieuse; un modèle,
imité de la Belgique, dans lequel la laïcité prendrait place dans un système
pluraliste; enfin le modèle français qui "consiste à ne reconnaître aucun
culte tout en leur assurant la liberté d'exister". Partant d'analyses
voisines, Guy Haarscher (cf. G. Haarscher: "La laïcité", Paris PUF
1996, p. 45 et suiv.) suggère l'existence, à côté du modèle français de laïcité,
de 4 types d'organisation des relations entre les Églises et les États, selon
que l'on se trouve dans des pays de tradition catholique, de tradition
protestante, lieux d'expression d'un multiconfessionnalisme ou dans lesquels la
religion est vécue comme un élément d'identité nationale.
L'ensemble des classifications proposées permet de définir un paysage aux
contours relativement clairs. À côté de la situation française, analysée tantôt
comme une exception, tantôt comme un modèle, coexistent des situations
contrastées, évolutives, produits d'une histoire récente ou plus ancienne,
conditionnées par le mode d'organisation des religions dominantes, dans
lesquelles les indications fournies par la pratique complètent ou nuancent
celles plus objectives qui sont exprimées par les textes.
A - ce que suggèrent les textes.
La France est à ce jour, le seul pays de l'Union européenne et, au-delà, du
continent européen, dont la constitution fasse référence de façon claire au
principe de laïcité (cf. É. Poulat: "Liberté, laïcité. La guerre des deux France
et le principe de modernité" Paris Cerf-Cujas 1987 p. 141 et suiv.).
Elle est, précise l'article 1er de la constitution de 1958 "une
République indivisible, laïque, démocratique et sociale". Une telle
affirmation de principe a mis du temps à s'imposer et, si ont été parallèlement
réalisées la séparation du fait religieux et du fait social, au travers de la
soustraction de l'état des personnes et de l'enseignement à toute influence ou
tutelle confessionnelle, et la séparation du fait religieux et du fait
politique, essentiellement symbolisées par la loi du 9 décembre 1905, les
conquêtes réalisées, pour partagées qu'elles soient, ne sont pas à l'abri
d'éventuelles mises en causes. Il est évident également que l'application
territoriale de la législation laïque et, au-delà, du principe constitutionnel
de laïcité connaît un certain nombre de lacunes qui font parfois douter de
l'unité et de l'indivisibilité de la république. L'exemple des départements
d'Alsace Moselle est connu, celui de l'Outre-mer un peu moins. Sous ces
réserves, qui restent pertinentes, l'on peut, sans craindre de démenti, affirmer
que, en France, la laïcité constitue l'un des fondements de l'organisation
juridique mais aussi sociale de la République Française. Il s'agit là d'un
exemple unique, qui explique le fait qu'il soit souvent pris comme modèle ou
simplement comme référence méthodologique.
Ailleurs la situation est plus contrastée et assez largement évolutive.
Ainsi, au Portugal, en Espagne et en Italie, pays dans lesquels le catholicisme
a longtemps disposé d'un statut de religion dominante, titulaire souvent, de
prérogatives particulières, s'impose, selon des modalités originales une
évolution en direction d'une laïcisation des institutions. En Espagne et au
Portugal, le changement a vraisemblablement été facilité par les ruptures
démocratiques que ces pays ont connu au milieu des années soixante-dix. L'Église
catholique s'était trop compromise en soutenant, sans états d'âme visibles, les
dictatures franquiste et salazariste, pour avoir quelque chance de voir ses
privilèges totalement sauvegardés lorsque la démocratie s'est imposée.
Au Portugal, la constitution du 2 avril 1976, après avoir rappelé le
caractère inviolable de la liberté de conscience, de religion et de culte,
instaure un principe de séparation entre l'État et les Églises ou communautés
religieuses. Ce principe est par ailleurs soustrait à toute révision
constitutionnelle future. Les partis politiques n'ont pas le droit d'user
d'appellations qui fassent référence directement à des Églises ou des religions.
L'enseignement public n'est pas confessionnel. Cependant subsiste encore le
Concordat conclu en 1940 entre le régime salazariste et Pie XII, de même que la
loi de 1971 sur la liberté religieuse n'a pas été abrogée. Encore aujourd'hui,
en application de ces dernières dispositions, l'Église catholique conserve un
certain nombre de privilèges notamment en matière d'enseignement, d'assistance
aux malades ou en matière militaire.
En Espagne, la constitution du 27 octobre 1978 proclame la liberté de
religion et de culte "sans autres limitations, quant à ses manifestations,
que celles qui sont nécessaires au maintien de l'ordre public protégé par la
loi". Par ailleurs, aucune religion ne peut acquérir la qualité de religion
d'État. Il n'est pas clairement question de séparation entre les Églises et
l'État, mais l'on peut se demander si cette prudence de vocabulaire ne trouve
pas sa raison d'être dans les souvenirs contradictoires de la constitution de
1912, fondamentalement pro-catholique et de la deuxième République, farouchement
antireligieuse puisque le législateur avait été jusqu'à adopter une loi sur
l'inexistence de Dieu. Toutefois, en dépit de ces prudences constitutionnelles,
une loi organique du 5 juillet 1980 sur la liberté religieuse a encore réduit
l'influence de la religion catholique. De même le concordat de 1953 a été révisé
en 1976 puis en 1979, dans un sens favorable à la distension des liens entre le
Vatican et l'Espagne. Au-delà, divers accords ponctuels ont été proposés aux
autres communautés religieuses, afin de leur assurer une certaine égalisation
par rapport à l'Église catholique.
En Italie, un nouveau concordat a été signé en 1984, en remplacement des
accords du Latran, négociés en 1929 entre Mussolini et le pape. Ce nouveau texte
abolit le principe du catholicisme comme religion d'État. Surtout, l'ordre
juridique constitutionnel et l'ordre juridique concordataire, que la
constitution de 1947 avait entremêlés, sont désormais clairement dissociés. Au
terme des nouvelles dispositions concordataires, "l'État et l'Église
catholique sont, chacun dans son ordre respectif, indépendants et
souverains". Certes, du fait de son statut de religion dominante, l'Église
catholique conserve un certain nombre de privilèges, le blasphème reste réprimé,
mais l'on peut constater une évolution très sensible en direction d'un
désarmement de l'influence confessionnelle du catholicisme. Il faut dire aussi
que l'opération "mani pulite" a eu pour conséquence de faire disparaître de
l'échiquier politique transalpin une démocratie chrétienne qui, pendant près de
quarante ans, avait dominé la vie politique italienne.
Dans les trois pays du Benelux, partant d'une situation historique de
relative diversité religieuse, du moins en Belgique et aux Pays-bas, se sont
mises en place des relations marquées d'un certain empirisme. Ainsi, en
Belgique, la laïcité ne constitue pas un fondement de la société, mais en est
l'une des composantes, l'un des "piliers". Le mouvement laïque se trouve, en
quelque sorte, placé dans une situation de parité par rapport aux diverses
religions. Aux côtés des communautés religieuses, sont reconnues par l'État des
"communautés philosophiques non confessionnelles". Situation inconfortable et
ambiguë. Bien évidemment, la liberté de croyance ou de non-croyance est prévue,
organisée et respectée, mais plus que dans le cadre d'une neutralité de l'État,
celle-ci est garantie par les avantages que l'État donne, dans un souci
d'équilibre, aux diverses communautés. Plus que de laïcité, l'on devrait, dans
le cas de la Belgique, parler davantage d'une légitimation communautaire des
diverses attitudes confessionnelles ou philosophiques.
Aux Pays-bas, si l'on ne peut parler de séparation, la situation actuelle
s'en rapproche. Désormais, et depuis 1983, le chapitre de la constitution
consacré aux religions a disparu. Ne subsiste plus que l'affirmation du principe
de la liberté religieuse. L'État s'est, en quelque sorte, rendu neutre, sans
proclamer officiellement le principe de séparation. Cela n'empêche pas les
diverses communautés religieuses de conserver une influence sociale
substantielle notamment dans le domaine éducatif ou celui des soins.
Au Luxembourg, les hasards de l'histoire ont rendu applicable le concordat
napoléonien de 1801. L'accession à l'indépendance, après 1814, n'a pas
fondamentalement changé les choses, du fait, entre autres, du caractère
largement dominant de la religion catholique. Ainsi, sous réserves de quelques
nuances, ce pays connaît-il un système relationnel qui n'est pas sans rappeler
celui en vigueur en France, dans les départements d'Alsace Moselle.
Un certain nombre d'États ont conservé le régime de la religion d'État. Si
l'on fait abstraction des micro états que sont Monaco, le Lichtenstein, Saint
Marin ou Malte, il s'agit essentiellement d'États à majorité luthérienne ou de
la Grande-Bretagne. Le cas de la Grèce, où l'Église orthodoxe est qualifiée de
"religion dominante", est quelque peu différent, ainsi que nous le verrons.
En Suède et au Danemark, l'Église évangélique luthérienne est religion
d'État, et son statut est défini par la loi. Le monarque doit appartenir à cette
religion, et les ministres du culte ont la qualité de fonctionnaires. L'impôt
religieux, nécessaire à l'entretien des églises est perçu avec les autres
contributions fiscales. L'Église d'État se voit, par ailleurs confier un certain
nombre de fonctions de service public comme la tenue de l'état civil. En
Finlande, prévaut une situation voisine. Outre les privilèges dont dispose
l'Église luthérienne, la constitution prévoit que ses dignitaires sont nommés
par le Président de la République.
Au Royaume-Uni la situation est plus complexe. En Angleterre, l'anglicanisme
est religion d'État ou plus exactement "établie", et il serait inconcevable que
le monarque n'en fasse pas partie, à partir du moment où il en est le garant.
C'est lui qui nomme les évêques sur proposition du Premier ministre. Par
ailleurs, le Parlement a compétence en matière d'organisation de l'Église, et il
exerce un contrôle sur la doctrine et les modalités du culte. En Irlande du Nord
et au Pays de galles, par contre, l'Église anglicane est indépendante de l'État.
Enfin en Écosse, où c'est l'Église presbytérienne qui est dominante, cette
dernière a un statut d'autonomie. Une telle réalité, ne rend d'ailleurs pas
totalement compte de la complexité réelle du traitement britannique des
problèmes religieux. L'absence avérée de laïcité ne constitue pas un obstacle à
la liberté religieuse que chaque communauté assume sans aucune intervention de
l'État, et, le plus souvent à l'abri d'un repliement communautaire
considérable.
En Allemagne, n'existe ni religion d'État, ni Église nationale. L'histoire,
ancienne, avec le Traité de Westphalie de 1648, plus récent avec la République
de Weimar, contemporaine avec la République Fédérale a contribué à façonner les
contours d'un multiconfessionnalisme organisé. Celui-ci est fait de
reconnaissance du fait religieux par l'État, de logique concordataire - le
concordat de 1933, partiellement adapté conserve sa pleine validité - mais aussi
de liberté religieuse. Les Églises ont un statut de corporations de droit public
et perçoivent le produit, substantiel, de l'impôt religieux. Leur rôle, en
matière d'éducation est constitutionnellement reconnu. En Autriche, où continue
de s'appliquer le concordat de 1933 signé par le chancelier Dollfuss, la
religion catholique, en dépit du principe de la liberté religieuse, dispose d'un
rôle, à la fois social et éducatif considérable.
Deux situations nationales méritent une attention plus particulière, celle de
l'Irlande et de la Grèce. Dans ces deux pays, la religion, catholique d'un côté,
orthodoxe dans l'autre, a constitué l'élément central d'une identité nationale
face à un adversaire aux prétentions impérialistes.
Même si la religion catholique ne constitue pas, en Irlande, une religion
d'État, même si l'article 44 de la constitution du 1er juillet 1937
comporte la promesse de l'État de ne doter aucune religion, même si, enfin,
n'existe aucun concordat entre la république d'Irlande et le Vatican, l'évidence
s'impose vite d'une surdétermination religieuse tant des institutions que de la
législation irlandaise. En permanence la constitution, établie "Au nom de la
Très Sainte Trinité, dont dérive toute puissance et à qui il faut rapporter
comme à notre but suprême, toutes les actions des hommes et des États", fait
référence au catholicisme. Toutes les autorités, exécutives, législatives ou
judiciaires, par le serment qui leur est imposé se trouvent institués garants de
la défense de l'église dominante. La conception de la famille, la morale
familiale et sexuelle qui proscrit le divorce et sanctionne l'avortement, même
la définition des principes de l'éducation ou du droit de propriété apparaissent
comme l'expression, directe ou induite, d'une loi naturelle d'essence
religieuse. Par delà l'étonnement que peut susciter une telle réalité, il semble
que l'on puisse trouver l'explication dans le rôle majeur que l'identité
catholique va jouer, principalement à compter du début du XXème
siècle, dans le combat pour l'autodétermination. S'affirmer catholique c'était
se révéler autre, c'est à dire étranger aux anglais, réduits, par comparaison,
aussi à leur identité religieuse. Une telle instrumentalisation politique de la
religion se retrouve encore en Irlande du Nord. Qu'importe dès lors que,
juridiquement l'Église puisse être séparée de l'État ou qu'aucun concordat n'ait
été négocié à partir du moment où, tant les institutions publiques que la
société, fondent la légitimité de leurs décisions ou de leurs comportements sur
des préceptes religieux.
La situation de la Grèce présente un certain nombre de similitudes. Ici
aussi, la religion fut vécue comme un instrument d'affirmation d'une conscience
nationale face à l'occupant ottoman ou le "libérateur", pas nécessairement mû
par des intentions amicales, habsbourgeois, donc catholique. Subsiste encore ce
sentiment de citadelle assiégée qui conduit souvent la Grèce, en ces temps de
turbulences balkaniques à faire prévaloir des solidarités orthodoxes sur le
respect des engagements européens. Selon la constitution du 9 juin 1975, adoptée
"au nom de la Trinité sainte, consubstantielle et indivisible", la
religion dominante est celle de l'Église orthodoxe orientale du Christ.
Culturellement, le poids social de l'orthodoxie est tel qu'il n'est pas
inconcevable de se proclamer athée et orthodoxe (cf. Vasilios N.
Makrides: "La tension entre tradition et modernité en Grèce" et Religions et
laïcité dans l'Europe des douze, op. cit. p. 73 et suiv.).
L'orthodoxie constitue une composante nécessaire de hellénité. Ceci explique
l'exigence de la mention de la religion sur la carte d'identité ou la parité
reconnue entre mariage religieux et mariage civil.
L'exemple grec et celui de l'Irlande imposent l'engagement d'une réflexion
sur la situation qui prévaut au sein d'un certain nombre des pays de l'Europe
centrale et orientale. Les récents déchirements balkaniques qui ont brisé la
bien artificielle unité yougoslave ont toujours trouvé, dans la recherche
d'identités religieuses, les arguments en faveur d'une logique de haine et de
purification ethnique. Une telle évidence doit conduire à rechercher, en
permanence, derrière les textes ce que révèlent les pratiques
sociales.
B - Ce que révèlent les pratiques sociales.
Si l'on en croit Jean Baubérot, une sorte de synthèse serait en train de
s'opérer entre des réalités séparatistes, principalement représentée par
l'exemple français, et des pratiques d'imbrication plus marquée entre religion
et société, qui pourraient laisser supposer l'émergence, a minima, d'un modèle
laïque européen. La construction européenne n'aurait d'ailleurs que peu de part
dans cette évolution qui tiendrait plus à une évolution en profondeur et sur la
longue durée des sociétés modernes (op. cit. p. 85). Ce constat, s'il venait à
se confirmer, ne pourrait qu'être source d'inquiétude pour les laïques car il
traduirait, fondamentalement, une remise en cause de l'idée même de laïcité,
réduite à une mise en œuvre tolérante de liberté religieuse. Or, la laïcité
n'est pas réductible à la liberté religieuse, même si cette dernière en
constitue l'un des éléments. Comme l'a souligné avec justesse Maurice Barbier,
"on commet souvent une confusion regrettable. En effet, la laïcité consiste à
faire passer la religion de la sphère publique à la sphère privée. On en déduit
alors que la religion est seulement une affaire personnelle et qu'elle ne
concerne que la vie privée… en fait ce raisonnement est inexact… les expressions
"sphère publique" et "sphère privée" sont à prendre dans leur sens juridique
technique: la première renvoie au domaine de l'État, et la seconde à celui de la
société civile… la religion échappe au domaine public de l'État, mais… elle peut
exister et agir librement dans la société"(19). L'on pourrait
ajouter que cette autonomie retrouvée par l'État l'autorise à voir dans la
religion un phénomène social qui comme tous les autres, sans privilège
particulier, doit être soumis aux exigences de l'ordre public. Selon la formule
de Régis Debray, "est laïque celui qui refuse de donner droit de cité au fait
social" (cf. R. Debray: "La laïcité: une exception française", in
"Genèse et enjeux de la laïcité" Genève Labor et Fidès p. 199 et suiv.).
Plus largement, la laïcité implique une séparation stricte entre les éléments
constitutifs du lien politique, qui s'ordonne autour de la constitution d'un
pacte civique défini par la loi, et ceux qui relèvent du lien social, lequel
autorise, dans les limites de l'ordre public, les comportements d'appartenance à
un univers communautaire.
Selon Françoise Champion (op. cit., Le Monde de l'Éducation), en dépit des
indications que donnent les textes, et si l'on raisonne en intégrant une
certaine durée historique, le phénomène de sortie du religieux serait
particulièrement visible au sein des différentes sociétés européennes.
En Allemagne, si l'impôt religieux subsiste, un nombre sans cesse plus
important de citoyens renonceraient à se déclarer pratiquants, manifestant ainsi
une volonté claire de désaffiliation religieuse, particulièrement net dans les
länder de l'ex-RDA. Aux Pays-bas, en dépit du nombre d'écoles privées à
dominante confessionnelle, le nombre de citoyens qui s'affirment areligieux est
en augmentation croissante et s'ils continuent de scolariser leurs enfants dans
des écoles confessionnelles, c'est dans une logique de consommation plus que de
conviction.
Ces évolutions sont incontestables et elles pourraient être constatées dans
d'autres pays. Toutefois, et à l'inverse, sont perceptibles des phénomènes
contraires de culturalisation et parfois de politisation de certaines
appartenances religieuses. Tel est le cas, en Grèce ou en Irlande, de même, aux
frontières de l'Union européenne, dans des pays qui, à terme devraient en faire
partie. Par ailleurs, et dans le même sens, l'émergence de nouveaux cultes,
pratiqués par des populations issues d'univers culturels différents de ceux
autour desquels se sont construites les diverses consciences nationales
européennes, posent aux États des questions dont la solution exige courage et
imagination. La tentation peut être grande, pour les pouvoirs publics, de les
soumettre au traitement réservé aux cultes "reconnus" de façon traditionnelle.
Les pratiquants de ces cultes, souvent fragilisés économiquement et socialement,
peuvent être tentés par la commodité d'un repliement communautariste qui les
conduit à valoriser leurs pratiques religieuses, au détriment d'un respect de la
loi. L'affaire du voile islamique et le traitement qui lui a été réservé par les
autorités françaises est démonstrative de cet embarras.
Les laïques n'ont aucune raison de se sentir démentis par ces problèmes d'un
genre nouveau, et au-delà, rie ne justifie, bien au contraire, une remise en
cause des fondements de leur démarche et de leur combat. Le modèle français, en
dépit de ses imperfections ou, parfois de ses hésitations, conserve des vertus
qu'aucun autre modèle n'est, à ce jour, en mesure de dépasser.
Si elle souhaite conserver une capacité opératoire, la laïcité doit conserver
la substance juridique et philosophique qui en font l'originalité et n'ont cessé
de fonder son opérativité. Plus la société devient complexe, et plus la laïcité
s'impose comme une nécessité, pacificatrice des rapports sociaux. Il faut le
rappeler avec force, contrairement à l'affadissement, accepté par certains au
nom d'une sécularisation irréversible, la laïcité doit impérativement rester le
fondement de la société et de l'État et non pas se réduire jusque à en devenir
simplement l'une des composantes idéologiques. Elle n'est pas l'un des éléments,
parmi d'autres, du pluralisme social et religieux, elle en constitue la garantie
et en détermine les limites, qui ne peuvent trouver de justification que dans la
sauvegarde d'une permanence de l'unité politique de la nation. Ce que les
citoyens ont à y gagner, les adeptes des diverses religions n'ont guère de
raison de craindre de le perdre. Mieux même, à accepter d'être juridiquement
séparées de l'État, les Églises ont à gagner une identification plus claire de
leur rôle d'éventuelle conviction. Elles doivent simplement se convaincre
qu'aucune société moderne, qu'aucun État démocratique ne peut accepter de voir
le bien commun défini, et administré, par d'autres instances que par celles dont
la légitimité émane de la souveraineté du peuple.
|