Mouvement "Europe &Laïcité"


Etudes et points de vue4. Europe et Laïcité:
La place du phénomène religieux dans la construction européenne.

par Jean-Michel Ducomte


(Ce texte est une contribution à l' Observatoire International de la Laïcité. Une version abrégée en a paru dans Europe et Laïcité, no 160; pour télécharger ce document au format rtf).

Mise à jour: 8 mai 2000      RETOUR à l'INDEX

 

"L'Union européenne respecte et ne préjuge pas le statut dont bénéficient en vertu du droit national, les Églises et les associations ou communautés religieuses dans les États membres.

L'Union européenne respecte également le statut des organisations philosophiques et non confessionnelles"

 

C'est par ces quelques mots, qui constituent la substance de la Déclaration relative au statut des Églises et des organisations non confessionnelles, jointe au Traité d'Amsterdam, qu'a été clos le débat, engagé à l'initiative du Vatican, sur la place qu'il convenait de reconnaître aux Églises "dans l'identité et la culture des État membres, ainsi que dans l'héritage commun des peuples européens".

La formule résume de façon synthétique le résultat d'un débat, elle ne rend pas pleinement compte de la complexité de relations qui n'ont pas toujours été réduites à 1'apparente neutralité attachée par les rédacteurs du Traité.

L'histoire de l'Europe, les grandes ruptures qui en ont scandé le cours et, au-delà, l'identité culturelle que l'on se plaît à lui reconnaître, permettent de constater l'importance qu'y occupe le phénomène religieux, tant dans sa dimension idéologique qu'institutionnelle. De la querelle du sacerdoce et de l'Empire à l'émergence d'un pluralisme religieux, premier élément constitutif d'entités nationales qui ont commencé d'émerger à partir du début du XVIème siècle de la révolution constantinienne à la Révocation de 1'Édit de Nantes en passant par le Grand Schisme de 1044, les principaux événements politiques qui ont d'abord été des événements religieux ou ayant à voir avec la religion. Nombre de conflits, parmi les plus meurtriers, dont le cortège de drames a marqué l'histoire de l'Europe et de ses États ont eu un fondement ou une justification religieuse. Déjà Clovis accédait à la gloire pour avoir, au nom du christianisme, écrasé l'arianisme. La Guerre de trente ans, première grande guerre européenne n'est explicable que dans le contexte d'affrontement entre États et souverains catholiques et protestants au lendemain de la Réforme. L'invasion des terres du comte de Toulouse par les barons du Nord a trouvé sa justification dans la volonté de briser l'hérésie cathare. L'indépendance de l'Irlande s'est construite, dans la douleur, autour d'une identité catholique. Et il ne s'agit là que d'exemples.

Cependant, dans la durée, s'est opéré, parfois de façon résistible, un lent mouvement de sécularisation puis de laïcisation des esprits et des institutions, en direction d'un progressif "désenchantement du monde". (cf. Marcel Gauchet: "Le désenchantement du monde", Paris Gallimard 1985).

Ainsi qu'a pu l'écrire Edgar Morin: "la culture européenne n'est pas seulement une culture dont les produits les plus significatifs, l'Humanisme, la Raison, la Science, sont laïques. C'est surtout une culture entièrement laïcisée, dans le sens où, à partir d'un certain moment, aucune idée n'est demeurée assez sacrée ou assez maudite pour échapper au tourbillon des débats, discussions et polémiques" (cf. Edgar Morin: "Penser l'Europe", Paris Gallimard 1990).

Paradoxe apparent que cette référence explicative nécessaire à des repères de nature essentiellement religieuse et le constat corrélatif d'une distance maintenue en permanence à l'égard des enfermements religieux. Outre qu'il y eut, en permanence, des hommes libres qui ne croyaient qu'à l'existence des hommes, les pouvoirs civils, quelle qu'ait été la forme, républicaine ou monarchique, qu'ils ont pu revêtir, ont constamment recherché à tenir à suffisante distance les pouvoirs religieux. L'histoire de la France en donne une claire illustration.

En vérité, et sous l'éclairage du dernier demi-siècle, qui a vu s'ébaucher puis s'approfondir le processus de construction européenne, nous avons appris à regarder par delà nos frontières. Nous nous sommes accoutumés à décrypter un monde qui, bien que nous étant géographiquement et culturellement proche, n'obéissait pas nécessairement aux mêmes règles que celles que nous livrait la tradition républicaine française devenue, au fil du temps substantiellement laïque. L'évidence s'est imposée d'une vigilance renforcée, fondée sur une connaissance mieux établie du réel qui nous entoure et qui constitue, avec nous, la réalité complexe de l'Europe en formation, afin d'éviter que ne se dissolve, dans une logique de recherche du plus petit dénominateur commun, la singularité du modèle français.

L'interrogation n'est pas seulement hexagonale, elle s'exprime en d'autres lieux. Ainsi, tout récemment, Javier Otaola écrivait-il (cf. J. Otaola: "Laicitad: una estrategia para la libertad", Barcelona Edicion Bellaterra 1999): "si les idées de liberté religieuse et de libre conscience sont suffisamment consacrées dans l'ensemble des pays de l'Union européenne, le concept de laïcité, tel qu'il se décline juridiquement et socialement dans la tradition politique française, reste méconnu dans les autres pays d'Europe". Le constat est d'évidence et en même temps il est insuffisant. Dire que la France est un pays laïque n'exclut pas fusse au cœur de la décision politique l'existence de déterminations religieuses; le débat parlementaire autour de la proposition de loi organisant le pacte social de solidarité en a constitué l'exemple, souvent navrant. À l'inverse, l'absence d'organisation d'un principe de séparation entre les églises et l'État ne détermine pas des pratiques nécessairement cléricales. Tout autant que les institutions, les mentalités évoluent, les pratiques religieuses se marginalisent, même si, ce faisant, elles ont parfois tendance à revêtir les oripeaux de l'intégrisme.

Évoquer l'influence de la religion sur la construction européenne, c'est en fait tenter de répondre à deux questions de nature fondamentalement différentes, même s'il arrive qu'elles se recoupent parfois: celle de l'influence de la pensée religieuse et par delà des églises sur la société et ses valeurs, celle, plus traditionnelle, des rapports institutionnels entre les Églises et les États ou les institutions européennes.

1 - L'influence de la religion sur la société et ses valeurs.

Les prises de positions qui se sont exprimées, en France, lors du tout récent débat parlementaire, préalable à l'adoption du projet de loi créant le pacte social de solidarité, les manifestations, souvent violentes qui, il y a quelques années, ont accueilli le film de Martin Scorcèse, La dernière tentation du Christ, ou celui de Jean-Luc Godard, Je vous salue Marie, l'empêchement temporaire que s'est imposé le précédent roi des belges pour ne pas avoir à promulguer la loi dépénalisant l'interruption volontaire de grossesse, constituent autant de preuves d'une permanence de l'influence sociale des convictions religieuses. Et cependant, la plupart des analyses consacrées à la société européenne tendent à démontrer que nous sommes sortis d' "un monde où la religion est structurante, où elle commande à la forme politique et où elle définit l'économie du lien social" (cf. M. Gauchet: "La religion dans la démocratie: parcours de la laïcité", Paris, Le Débat, Gallimard 1998 p. 11).

Cette appréciation, portée par Marcel Gauchet, dans le prolongement du constat qu'il avait posé, il y a quelques années d'un "désenchantement du monde" considéré comme irréversible, d'autres analystes la partagent comme Françoise Champion (cf. F. Champion: "Entre laïcisation et sécularisation. Des rapports Église-État dans l'Europe communautaire", Le Débat n° 77, novembre-décembre 1993. Voir aussi: Grace Davie et Danielle Hervieu-Léger: "Identités religieuses en Europe" Paris, La découverte 1996).

Pour elle, avec les mots différents, partant souvent de pratiques sociales et politiques autres que celles de la France, l'ensemble des pays du continent européen, serait parvenu à créer les conditions d'une mise à distance du religieux, d'un renvoi de ses manifestations dans l'ordre des convictions individuelles.

Il n'y a là qu'une apparente contradiction. Certes, sur la longue durée, les habitudes de croyances, les pratiques religieuses, après avoir quitté le champ du cultuel pour intégrer celui du culturel, se font plus rares. Les prises de position des Églises, notamment en ce qui concerne les comportements individuels, qu'il s'agisse de sexualité ou simplement de vie familiale, ne retiennent plus l'attention des fidèles. Certaines Églises nationales sont parfois gagnées par la tentation d'adapter le discours officiel allant jusqu'à le démentir, comme ce fut le cas, récemment, au sein de l'Église catholique allemande à propos du débat sur l'avortement. Et cependant, tant en France que dans les autres États de l'Union européenne des crispations revendicatives, des recherches passionnées d'appartenance - au sein des nouveaux cultes mais également dans les religions traditionnelles pour ne pas parler du développement inquiétant du phénomène sectaire - se font jour, qui méritent réflexion et exigent la formulation de réponses claires.

De plus, alors que jamais la liberté de conscience et donc de religion n'a été aussi clairement définie et protégée, les sollicitations, pour motif d'insatisfaction, de la commission ou de la Cour européenne des Droits de l'Homme n'ont été aussi nombreuses. Faut-il voir là une nouvelle démonstration du théorème de Tocqueville en vertu duquel un phénomène social est perçu avec une intensité inversement proportionnelle à son importance réelle. Cela n'est pas si sûr ou, à tout le moins, ne peut être affirmé avant d'avoir tenté d'y voir plus clair.

A - les manifestations de cette influence

En 1959, le Centre d'Action Européenne Démocratique et Laïque, (aujourd'hui Mouvement Europe et Laïcité) publiait un tract dans lequel était dénoncé avec force l'influence des "partis confessionnels" dans l'engagement du processus de construction européenne. "Europe unie? Oui. Europe vaticane? Non" énonçait le tract. Dans un langage différent, Eugen Weber ne dit pas autre chose: "si les nécessités de la reconstruction et l'aide américaine jouèrent un rôle important dans ce processus, le Vatican, de façon inattendue, appuya vigoureusement l'intégration européenne. Se souvenant de l'époque avant le XVIème siècle où les divisions nationales comptaient moins que les liens d'une religion ou d'une culture commune, l'église catholique considérait avec sympathie les idées d'union européenne" (cf. Eugen Weber: "Une histoire de l'Europe", Paris Fayard 1977, T. 2 p. 761).

L'inquiétante tentative conduite par les services diplomatiques du Vatican, lors de la conférence intergouvernementale qui devrait déboucher sur l'adoption du traité d'Amsterdam, est démonstrative d'une permanence dans l'attention que les représentants de l'Église catholique accordent au processus de construction européenne. Il ne s'agissait de rien moins que de reconnaître, au travers du traité en cours de négociation, "la place spécifique des Églises et des autres communautés religieuses dans l'identité et les cultures des États membres, ainsi que dans l'héritage commun des peuples européens". Stupéfiante demande, qui devait cependant recueillir, avec quelques nuances, l'assentiment de l'Allemagne, de l'Italie et de l'Autriche. Son rejet final allait démontrer, qu'il existait encore une majorité d'États membres pleinement conscients du caractère juridiquement contestable et politiquement dangereux d'une telle revendication. Toutefois, le fait qu'elle ait pu être formulée et ait reçu un écho de la part d'un certain nombre d'États démontre que les Églises et au premier rang d'entre elles, l'Église catholique n'ont pas renoncé à infléchir la construction européenne. Les mots utilisés dans le projet de texte n'étaient pas neutres. Il ne s'agissait pas d'introduire dans les traités communautaires le principe d'une liberté de croyance - une telle exigence était déjà satisfaite au travers de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, ainsi que nous le verrons - mais d'assurer une reconnaissance institutionnelle des Églises. Ce n'étaient pas les religions dont se trouvait revendiquée l'existence ou le libre exercice, mais les Églises prises comme institutions séculières. Étaient sollicitée leur reconnaissance, à l'égal des partis politiques ou des partenaires sociaux, en qualité d'interlocutrice des autorités communautaires. Tout le patient combat en faveur de la sécularisation puis de la laïcisation du pouvoir et de la société se serait trouvé remis en cause, sacrifié au nom d'une construction européenne rendue prisonnière de ses origines démocrates chrétiennes.

L'échec de la tentative, ne doit pas conduire à considérer celle-ci comme insignifiante. Outre l'écho minoritaire qu'elle a reçu, il convient de l'apprécier sous l'éclairage des prises de positions que, soit le Vatican, soit certaines Églises nationales ont adopté dans les pays de l'Europe centrale et orientale, dont un certain nombre ont déjà fait clairement acte de candidature en vu d'une adhésion future à l'Union européenne.

Au-delà de cet événement circonstanciel, le fait que des siècles durant, le pouvoir religieux ait été, en Europe, une des principales institutions sociales ou politiques a laissé des traces, a déterminé une influence que chacun des pays, au gré de son histoire, a été conduit à gérer.

Procéder à une mesure concrète de l'influence du phénomène religieux sur les comportements sociaux est, à priori, difficile ou aléatoire. Un certain nombre d'indicateurs méritent cependant de retenir l'attention.

Certains des pays de l'Union, comme la Grèce, laissent aux couples le choix entre le mariage civil et le mariage religieux, ce dernier étant choisi de façon très largement majoritaire. En Irlande, jusqu'à il y a peu, le divorce était interdit et l'avortement continue d'être pénalement sanctionné. La conception de la famille qu'exprime la constitution de cet État démontre le poids des déterminations religieuses. En Allemagne, les Églises sont autorisées à lever un impôt ecclésiastique, dont la perception exige de la part de chaque habitant l'indication de son appartenance religieuse, et, il y a peu, il fallut un arrêt du tribunal Constitutionnel de Karlsruhe pour que soit déclaré contraire à la constitution une disposition d'un règlement du land de Bavière qui imposait la présence d'un crucifix dans les salles de classe des écoles. (Arrêt du 10.8.1995).

En France, dans un État souvent présenté comme un conservatoire de la laïcité, un certain nombre d'institutions continuent d'intégrer dans les rites imposés à ceux qui en sont membres des références religieuses. Ainsi en va-t-il de l'armée et de la justice. Si, très longtemps, filiation légitime et filiation naturelle, simple ou adultérine, ont déterminé l'application de statuts différenciés, c'est pour des motifs desquels n'étaient pas totalement absente l'idée que le mariage, au-delà de son caractère civil, restait, dans l'esprit public, un sacrement. Comment expliquer l'acharnement "anti-PACS" d'une partie de la classe politique française, rangée sous la bannière d'une passionnaria armée d'une bible, si ce n'est parce qu'elle a pu croire, à tort, qu'était remis en cause ce qui, pour elle ou ceux qu'elle pensait représenter, relevait du sacré.

Par ailleurs, si les Églises traditionnelles ont vu leur influence se réduire numériquement, l'on a assisté, corrélativement au développement d'un militantisme intégriste - phénomène auquel n'échappent, ici ou ailleurs, aucune des religions - complété par une explosion inquiétante du phénomène sectaire. En outre, les phénomènes migratoires qui, au cours du dernier demi siècle, ont, à des degrés divers modifié les équilibres démographiques dans les pays européens, ont souvent déterminé l'apparition ou le développement de cultures religieuses nouvelles porteuses de comportements individuels ou collectifs originaux. À cela s'ajoute la difficile intégration de certaines de ces populations nouvelles qui a offert aux vendeurs d'illusions un chantier particulièrement propice. Le confort trompeur d'un renfermement communautaire a été proposé comme alternative aux exigences d'une intégration républicaine. Des jeunes filles ou des jeunes femmes ont ainsi cru qu'elles pouvaient défier la République en promenant, derrière leurs voiles une conception de la condition féminine faite de soumission et pétris d'archaïsme. Le combat qu'elles conduisaient a, en permanence, été relayé par des représentants de l'ensemble des communautés religieuses au nom de la liberté d'expression des croyances.

De façon dramatique, dans le formidable bousculement d'où devait naître l'Europe post-communiste, nombre de peuples ont cédé aux illusions suscitées par un discours populiste qui leur faisait croire que leur avenir ne serait propice qu'éclairé par la redécouverte de leur identité nationale. Les diverses Églises ont, sans vergogne, laissé utiliser leur message au service de cette revendication identitaire, quand elles n'ont pas, tout simplement, pris le risque de la susciter. Le destin cruel de la République fédérative de Yougoslavie est là pour le démontrer. Plus que linguistique ou culturelle, la séparation entre les Croates, les Serbes et les Bosniaques est religieuse. Ceci explique, peut-être, que le Vatican ait été l'un des premiers États à reconnaître l'indépendance de la Croatie, créant, par là même, un fait accompli que l'Allemagne s'est empressée de confirmer.

Plus gravement, l'arsenal juridique répressif d'un certain nombre d'États européens renferme des incriminations visant le délit de blasphème. Ainsi en va-t-il de l'article 166 du code pénal allemand et de l'article 188 du code pénal autrichien. L'article 140 du code pénal danois prévoit la possibilité de détention de celui qui, publiquement, ridiculise ou insulte le dogme ou le culte d'une communauté religieuse. En Finlande, l'article 1er du code pénal punit de réclusion quiconque "aura publiquement blasphémé Dieu". Des dispositions de même nature se retrouvent dans les législations pénales grecques, irlandaises, néerlandaises, suédoises ou norvégiennes. Même en France, pays de l'exception laïque, le blasphème est puni. Il est vrai que la sanction ne s'applique que dans l'espace concordataire des départements d'Alsace et en Moselle (article 266 du Code local d'Alsace Moselle).

Et cependant, la logique infernale qui conduisit au bûcher Giordano Bruno, ou Vanini, qui justifia la décapitation du Chevalier de la Barre ou l'emprisonnement de Galilée, pouvait sembler d'un autre temps. Aujourd'hui, sauf à craindre que leurs dogmes ne souffrent du débat, les croyants se voient offrir l'assurance d'une liberté religieuse particulièrement protégée.

B - les garanties de la liberté religieuse.

Une telle liberté est garantie, sous des formes diverses, dans l'ensemble des pays de l'Union européenne, et, au-delà, du Conseil de l'Europe. Au sein de cette dernière institution, elle a bénéficié d'une reconnaissance particulièrement précieuse dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales adoptée à Rome le 4 novembre 1950. L'article 9 de ce texte comporte la définition la plus précise de cette liberté, en même temps qu'il précise, pour les circonscrire, les limitations qui pourraient éventuellement y être apportées:

" 1 - Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion: ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites.

2 - La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de la santé ou de la morale publique, ou à la protection des droits et libertés d'autrui".

Le protocole n°1, adopté le 20 mars 1952, a prolongé, dans son article 2 cette liberté de croyance, sur le terrain de l'instruction: "Nul ne peut se voir refuser le droit à l'instruction. L'État, dans l'exercice des fonctions qu'il assumera dans le domaine de l'éducation et de l'enseignement respectera le droit des parents d'assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques". L'acte final de la conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, arrêté à Helsinki, le 1er août 1975, comporte, en son chapitre VII, un rappel, particulièrement clair, du principe de respect de la liberté de religion et de conviction, composant nécessaire de la liberté de pensée.

Et cependant, en dépit, ou peut-être à cause de la clarté de ces textes, malgré le mouvement de désenchantement du monde évoqué plus haut, le contenu ainsi que les effets de la reconnaissance d'une liberté religieuse ont suscité un considérable contentieux, tant de la Commission que de la Cour européenne des droits de l'Homme (Raymond Goy: "La garantie européenne de la liberté religieuse" R.D.P. 1991 p. 5 et suiv.; Jean Duffur: "La liberté religieuse dans les traités internationaux" R.D.P. 1997 p. 939 et suiv.).

Sans entrer dans le détail de cette jurisprudence, l'on peut affirmer que la liberté d'avoir une religion ou d'en changer est garantie de façon absolue, quelles que soient les personnes concernées. Une telle attitude, compréhensible dans son principe a, parfois, connu des développements qui tendaient à faire considérer la liberté de croyance religieuse comme une catégorie particulière de la liberté de pensée, disposant d'une protection renforcée, fusse au détriment de la liberté de critique. C'est notamment ce qu'a eu l'occasion de préciser la cour européenne des droits de l'Homme dans un arrêt en date du 20 septembre 1994 (Otto Preminger Institut c/ Autriche): "Ceux qui choisissent d'exercer la liberté de manifester leur religion, qu'ils appartiennent à une majorité ou à une minorité religieuse, ne peuvent raisonnablement s'attendre à le faire à l'abri de toute critique. Ils doivent tolérer et accepter le rejet par autrui de doctrines hostiles à leur foi. Toutefois, la manière dont les croyances et doctrines religieuses font l'objet d'une opposition ou d'une dénégation est une question qui peut engager la responsabilité de l'État, notamment celle d'assurer à ceux qui professent ces croyances et ces doctrines la paisible jouissance du droit garanti par l'article 9. En effet, dans des cas extrêmes, le recours à des méthodes particulières d'opposition à des croyances religieuses ou dénégation de celles-ci peut aboutir à dissuader ceux qui les ont, d'exercer leur liberté de les avoir et de les exprimer". Une telle solution, éminemment favorable à la défense des intérêts religieux ne peut que choquer, tant elle paraît de nature à légitimer les éventuelles dérives étatiques en faveur de l'instauration d'un ordre moral à coloration religieuse. Se trouvent implicitement admises et légitimées les éventuelles limitations qui pourraient être imposées à la liberté d'expression ou de création artistique, au motif de sauvegarde de la liberté religieuse. Singulière porte ouverte aux professeurs de pudeur et de respect. Une telle solution est d'autant plus critiquable que la Commission et la Cour ont eu l'occasion de reconnaître, au bénéfice des convictions religieuses, un véritable privilège par rapport aux convictions philosophiques. Ainsi en va-t-il en ce qui concerne le respect des convictions religieuses des parents en matière d'enseignement obligatoire de morale. Alors que le droit à dispense, fondé sur l'affirmation de convictions religieuses est de droit, la réciproque n'est pas vraie, et des parents peuvent, sans recours, voir leurs enfants soumis à des cours de connaissance religieuse en se prévalant de leur agnosticisme ou de leur athéisme (Commission: 3 décembre 1986, Angelini c/ Suède req. N° 1049/83).

L'on ne peut qu'être troublé par la nature des requérants qui, le plus fréquemment saisissent les instances du Conseil de l'Europe de sollicitations fondées sur une méconnaissance prétendue de l'article 9. Il s'agit, le plus souvent, de ce que l'on appelle, par euphémisme des "religions minoritaires", derrière lesquelles il est parfois difficile de ne pas percevoir l'ombre des sectes. Ces dernières, tentent, souvent avec succès, d'obtenir des démentis aux limitations que les États imposent à leur nuisance, en se prévalant du caractère absolu de la liberté de religion, et donc de la nature radicalement inacceptable des limites qui pourraient lui être imposées. Cela ne veut pas dire que les États se trouvent totalement désarmés en face de comportements sociaux qui, sous prétexte de respect des exigences liées à une pratique religieuse, viendraient à méconnaître des dispositions d'ordre public relatives, par exemple au régime fiscal, à l'exigence de se soumettre au service national, au statut de la fonction publique. Au travers de certaines décisions, on crut même percevoir une définition de la liberté d'extériorisation des convictions religieuses plus respectueuses de la laïcité que celle retenue par le Conseil d'État dans sa jurisprudence relative au port du foulard islamique (décision du 3 mai 1993, Karaduman c/ Turquie n° 16278/90). Toutefois, ainsi qu'a eu l'occasion de l'affirmer la Cour, dans une décision du 26 septembre 1996, "le droit à la liberté de religion tel que l'entend la convention exclut toute appréciation de la part de l'État sur la légitimité des croyances religieuses ou sur les modalités d'expression de celles-ci". Si une telle proposition peut sembler utile, et même parfois indispensable, lorsqu'il est question de donner substance à la liberté religieuse, en présence d'une religion majoritaire disposant de prérogatives particulières - comme c'était le cas dans l'espèce concernée où était évoqué le cas de la Grèce - la généralité de sa formulation est de nature à ouvrir une brèche dangereuse. Elle ne manquera pas d'être empruntée et elle est déjà empruntée, par des pratiques sociales qui, se prévalant d'un label religieux exigeraient cependant l'exercice d'un devoir minimal de vigilance de la part des États. Paradoxalement, bien que la question de la liberté religieuse ne relève pas de son champ de compétence, c'est au sein de l'Union européenne qu'il convient de rechercher l'amorce d'une réaction visant à assurer aux États membres la possibilité d'un cantonnement de pratiques sectaires. Ainsi la Cour de justice de Luxembourg, dans un arrêt du 4 décembre 1974, (CJCE 41,74, 4 décembre 1974, Van Duyn, Rec 297) a-t-elle été conduite à considérer que ne constituait pas une entrave à la libre circulation des personnes le fait, pour les autorités britanniques, d'avoir refusé l'entrée de leur territoire à une ressortissante néerlandaise qui souhaitait occuper un emploi de secrétaire au sein de l'église de Scientologie. Plus récemment, dans le cadre d'une réponse à une question écrite posée par une parlementaire européenne, la Commission a précisé: "Dans la mesure où certaines sectes adoptent des méthodes et poursuivent des activités qui relèvent du domaine de la criminalité, ces comportements n'échappent pas aux poursuites des États membres et rentrent dans le champ d'application des mesures de coopération judiciaire et policière qu'ils développent dans le cadre du Titre VI du traité sur l'Union européenne" (Réponse à la question écrite E2798/96 posée par Cristiana Muscardi à la Commission, JOCE, n° C72/80, 7 mars 1997).

Non seulement la liberté religieuse dispose de garanties réelles au sein du continent européen, mais encore une partie importante de la culture et des pratiques politiques restent marquées, à des degrés divers, par la récurrence d'une tradition religieuse. L'exemple des pays d'Europe centrale et orientale est, à cet égard, intéressant à analyser. Quelles qu'aient été les mesures adoptées pour dissoudre le sentiment religieux, celui-ci est sorti renforcé de l'expérience communiste. Des forces politiques ne craignent pas de le mobiliser au soutien de stratégies d'enfermement nationaliste. Ceci leur permet, à défaut d'un discours ouvert sur l'avenir, de dénoncer ceux qui ne croient pas, ou croient autrement, comme autant de responsables des malheurs présents. Preuve que la conviction, éclairée par l'histoire, est plus que la force, de nature à assurer un cantonnement des croyances religieuses dans l'ordre des convictions individuelles.

Il n'est pas question de nier les progrès réalisés, ni de démentir le mouvement qui a conduit à considérer que les sociétés européennes, du moins pour celles qui sont aujourd'hui engagées dans l'aventure communautaire, seraient "sorties de la religion" (cf. Françoise Champion: "L'Europe tient Dieu à distance" Le Monde de l'Éducation, mai 1999, p. 58 et suiv.).

Toutefois, et par delà les pratiques sociales ou les crispations intégristes, le problème de la relation des Églises et des États reste encore caractérisé par une grande diversité de situations qui interdit de dégager, avec précision un modèle européen.

II - Les relations entre les Églises et les États

Si l'on fait exception de la déclaration annexée au traité d'Amsterdam, ou, très indirectement de celle de l'article 6 du même traité (ainsi rédigé: 1 "L'union est fondée sur les principes de la liberté, de la démocratie, du respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales ainsi que de l'État de droit, principes qui sont communs aux État membres.

2 L'Union respecte les droits fondamentaux tels qu'ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, et tels qu'ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, en tant que principes généraux du droit communautaire" )

l'Union européenne ignore le problème des relations entre les Églises et les institutions, lequel est considéré comme relevant de la seule compétence des États membres. C'est donc vers l'analyse des solutions mises en œuvre au sein des 15 États de l'Union qu'il convient de se tourner pour tenter de prendre la mesure des relations que l'histoire, la culture, les choix politiques ont conduit à mettre en œuvre, sous l'éclairage du modèle laïque français qui, en dépit de ses insuffisances ou des défis auxquels il a parfois été confronté, demeure une manière de référence. Une telle analyse comparatiste, outre l'intérêt intellectuel qu'elle présente, est de nature à permettre une interpellation plus éclairée du processus de construction européenne. Celui-ci, par les échanges qu'il organise entre les hommes, les cultures et les idées, par l'existence, qu'il présuppose ou envisage, d'une identité culturelle européenne, est de nature à être affectée ou à affecter la permanence nationale des modèles de relations entre les Églises et les États.

Un certain nombre de typologies ont été proposées, au cours de dernières années, afin de rendre compte de la diversité des approches du problème. Ainsi, Maurice Barbier (cf. M. Barbier: "La laïcité", Paris l'Harmattan 1995 p. 171 et suiv.) propose-t-il de distinguer, à côté du modèle français, trois catégories de situations: celle de l'absence de laïcité, en Grande-Bretagne, au Danemark et en Grèce, celle de la semi-laïcité, en Allemagne, en Belgique, aux Pays-bas, au Luxembourg et en Irlande, et, enfin celle de la quasi laïcité, au Portugal, en Espagne et en Italie. Jean Baubérot, (cf. J. Baubérot: in "Religions et laïcité dans l'Europe des douze" Paris Syros 1994, p. 284 et suiv.) après avoir distingué les traditions culturelles des pays du Nord et du Sud de l'Europe, - les premiers catholiques, les seconds protestants - considère que trois modèles sont aujourd'hui en compétition. Un modèle de "religion civile" construit autour d'une sécularisation de dogmes élémentaires d'inspiration religieuse; un modèle, imité de la Belgique, dans lequel la laïcité prendrait place dans un système pluraliste; enfin le modèle français qui "consiste à ne reconnaître aucun culte tout en leur assurant la liberté d'exister". Partant d'analyses voisines, Guy Haarscher (cf. G. Haarscher: "La laïcité", Paris PUF 1996, p. 45 et suiv.) suggère l'existence, à côté du modèle français de laïcité, de 4 types d'organisation des relations entre les Églises et les États, selon que l'on se trouve dans des pays de tradition catholique, de tradition protestante, lieux d'expression d'un multiconfessionnalisme ou dans lesquels la religion est vécue comme un élément d'identité nationale.

L'ensemble des classifications proposées permet de définir un paysage aux contours relativement clairs. À côté de la situation française, analysée tantôt comme une exception, tantôt comme un modèle, coexistent des situations contrastées, évolutives, produits d'une histoire récente ou plus ancienne, conditionnées par le mode d'organisation des religions dominantes, dans lesquelles les indications fournies par la pratique complètent ou nuancent celles plus objectives qui sont exprimées par les textes.

A - ce que suggèrent les textes.

La France est à ce jour, le seul pays de l'Union européenne et, au-delà, du continent européen, dont la constitution fasse référence de façon claire au principe de laïcité (cf. É. Poulat: "Liberté, laïcité. La guerre des deux France et le principe de modernité" Paris Cerf-Cujas 1987 p. 141 et suiv.).

Elle est, précise l'article 1er de la constitution de 1958 "une République indivisible, laïque, démocratique et sociale". Une telle affirmation de principe a mis du temps à s'imposer et, si ont été parallèlement réalisées la séparation du fait religieux et du fait social, au travers de la soustraction de l'état des personnes et de l'enseignement à toute influence ou tutelle confessionnelle, et la séparation du fait religieux et du fait politique, essentiellement symbolisées par la loi du 9 décembre 1905, les conquêtes réalisées, pour partagées qu'elles soient, ne sont pas à l'abri d'éventuelles mises en causes. Il est évident également que l'application territoriale de la législation laïque et, au-delà, du principe constitutionnel de laïcité connaît un certain nombre de lacunes qui font parfois douter de l'unité et de l'indivisibilité de la république. L'exemple des départements d'Alsace Moselle est connu, celui de l'Outre-mer un peu moins. Sous ces réserves, qui restent pertinentes, l'on peut, sans craindre de démenti, affirmer que, en France, la laïcité constitue l'un des fondements de l'organisation juridique mais aussi sociale de la République Française. Il s'agit là d'un exemple unique, qui explique le fait qu'il soit souvent pris comme modèle ou simplement comme référence méthodologique.

Ailleurs la situation est plus contrastée et assez largement évolutive. Ainsi, au Portugal, en Espagne et en Italie, pays dans lesquels le catholicisme a longtemps disposé d'un statut de religion dominante, titulaire souvent, de prérogatives particulières, s'impose, selon des modalités originales une évolution en direction d'une laïcisation des institutions. En Espagne et au Portugal, le changement a vraisemblablement été facilité par les ruptures démocratiques que ces pays ont connu au milieu des années soixante-dix. L'Église catholique s'était trop compromise en soutenant, sans états d'âme visibles, les dictatures franquiste et salazariste, pour avoir quelque chance de voir ses privilèges totalement sauvegardés lorsque la démocratie s'est imposée.

Au Portugal, la constitution du 2 avril 1976, après avoir rappelé le caractère inviolable de la liberté de conscience, de religion et de culte, instaure un principe de séparation entre l'État et les Églises ou communautés religieuses. Ce principe est par ailleurs soustrait à toute révision constitutionnelle future. Les partis politiques n'ont pas le droit d'user d'appellations qui fassent référence directement à des Églises ou des religions. L'enseignement public n'est pas confessionnel. Cependant subsiste encore le Concordat conclu en 1940 entre le régime salazariste et Pie XII, de même que la loi de 1971 sur la liberté religieuse n'a pas été abrogée. Encore aujourd'hui, en application de ces dernières dispositions, l'Église catholique conserve un certain nombre de privilèges notamment en matière d'enseignement, d'assistance aux malades ou en matière militaire.

En Espagne, la constitution du 27 octobre 1978 proclame la liberté de religion et de culte "sans autres limitations, quant à ses manifestations, que celles qui sont nécessaires au maintien de l'ordre public protégé par la loi". Par ailleurs, aucune religion ne peut acquérir la qualité de religion d'État. Il n'est pas clairement question de séparation entre les Églises et l'État, mais l'on peut se demander si cette prudence de vocabulaire ne trouve pas sa raison d'être dans les souvenirs contradictoires de la constitution de 1912, fondamentalement pro-catholique et de la deuxième République, farouchement antireligieuse puisque le législateur avait été jusqu'à adopter une loi sur l'inexistence de Dieu. Toutefois, en dépit de ces prudences constitutionnelles, une loi organique du 5 juillet 1980 sur la liberté religieuse a encore réduit l'influence de la religion catholique. De même le concordat de 1953 a été révisé en 1976 puis en 1979, dans un sens favorable à la distension des liens entre le Vatican et l'Espagne. Au-delà, divers accords ponctuels ont été proposés aux autres communautés religieuses, afin de leur assurer une certaine égalisation par rapport à l'Église catholique.

En Italie, un nouveau concordat a été signé en 1984, en remplacement des accords du Latran, négociés en 1929 entre Mussolini et le pape. Ce nouveau texte abolit le principe du catholicisme comme religion d'État. Surtout, l'ordre juridique constitutionnel et l'ordre juridique concordataire, que la constitution de 1947 avait entremêlés, sont désormais clairement dissociés. Au terme des nouvelles dispositions concordataires, "l'État et l'Église catholique sont, chacun dans son ordre respectif, indépendants et souverains". Certes, du fait de son statut de religion dominante, l'Église catholique conserve un certain nombre de privilèges, le blasphème reste réprimé, mais l'on peut constater une évolution très sensible en direction d'un désarmement de l'influence confessionnelle du catholicisme. Il faut dire aussi que l'opération "mani pulite" a eu pour conséquence de faire disparaître de l'échiquier politique transalpin une démocratie chrétienne qui, pendant près de quarante ans, avait dominé la vie politique italienne.

Dans les trois pays du Benelux, partant d'une situation historique de relative diversité religieuse, du moins en Belgique et aux Pays-bas, se sont mises en place des relations marquées d'un certain empirisme. Ainsi, en Belgique, la laïcité ne constitue pas un fondement de la société, mais en est l'une des composantes, l'un des "piliers". Le mouvement laïque se trouve, en quelque sorte, placé dans une situation de parité par rapport aux diverses religions. Aux côtés des communautés religieuses, sont reconnues par l'État des "communautés philosophiques non confessionnelles". Situation inconfortable et ambiguë. Bien évidemment, la liberté de croyance ou de non-croyance est prévue, organisée et respectée, mais plus que dans le cadre d'une neutralité de l'État, celle-ci est garantie par les avantages que l'État donne, dans un souci d'équilibre, aux diverses communautés. Plus que de laïcité, l'on devrait, dans le cas de la Belgique, parler davantage d'une légitimation communautaire des diverses attitudes confessionnelles ou philosophiques.

Aux Pays-bas, si l'on ne peut parler de séparation, la situation actuelle s'en rapproche. Désormais, et depuis 1983, le chapitre de la constitution consacré aux religions a disparu. Ne subsiste plus que l'affirmation du principe de la liberté religieuse. L'État s'est, en quelque sorte, rendu neutre, sans proclamer officiellement le principe de séparation. Cela n'empêche pas les diverses communautés religieuses de conserver une influence sociale substantielle notamment dans le domaine éducatif ou celui des soins.

Au Luxembourg, les hasards de l'histoire ont rendu applicable le concordat napoléonien de 1801. L'accession à l'indépendance, après 1814, n'a pas fondamentalement changé les choses, du fait, entre autres, du caractère largement dominant de la religion catholique. Ainsi, sous réserves de quelques nuances, ce pays connaît-il un système relationnel qui n'est pas sans rappeler celui en vigueur en France, dans les départements d'Alsace Moselle.

Un certain nombre d'États ont conservé le régime de la religion d'État. Si l'on fait abstraction des micro états que sont Monaco, le Lichtenstein, Saint Marin ou Malte, il s'agit essentiellement d'États à majorité luthérienne ou de la Grande-Bretagne. Le cas de la Grèce, où l'Église orthodoxe est qualifiée de "religion dominante", est quelque peu différent, ainsi que nous le verrons.

En Suède et au Danemark, l'Église évangélique luthérienne est religion d'État, et son statut est défini par la loi. Le monarque doit appartenir à cette religion, et les ministres du culte ont la qualité de fonctionnaires. L'impôt religieux, nécessaire à l'entretien des églises est perçu avec les autres contributions fiscales. L'Église d'État se voit, par ailleurs confier un certain nombre de fonctions de service public comme la tenue de l'état civil. En Finlande, prévaut une situation voisine. Outre les privilèges dont dispose l'Église luthérienne, la constitution prévoit que ses dignitaires sont nommés par le Président de la République.

Au Royaume-Uni la situation est plus complexe. En Angleterre, l'anglicanisme est religion d'État ou plus exactement "établie", et il serait inconcevable que le monarque n'en fasse pas partie, à partir du moment où il en est le garant. C'est lui qui nomme les évêques sur proposition du Premier ministre. Par ailleurs, le Parlement a compétence en matière d'organisation de l'Église, et il exerce un contrôle sur la doctrine et les modalités du culte. En Irlande du Nord et au Pays de galles, par contre, l'Église anglicane est indépendante de l'État. Enfin en Écosse, où c'est l'Église presbytérienne qui est dominante, cette dernière a un statut d'autonomie. Une telle réalité, ne rend d'ailleurs pas totalement compte de la complexité réelle du traitement britannique des problèmes religieux. L'absence avérée de laïcité ne constitue pas un obstacle à la liberté religieuse que chaque communauté assume sans aucune intervention de l'État, et, le plus souvent à l'abri d'un repliement communautaire considérable.

En Allemagne, n'existe ni religion d'État, ni Église nationale. L'histoire, ancienne, avec le Traité de Westphalie de 1648, plus récent avec la République de Weimar, contemporaine avec la République Fédérale a contribué à façonner les contours d'un multiconfessionnalisme organisé. Celui-ci est fait de reconnaissance du fait religieux par l'État, de logique concordataire - le concordat de 1933, partiellement adapté conserve sa pleine validité - mais aussi de liberté religieuse. Les Églises ont un statut de corporations de droit public et perçoivent le produit, substantiel, de l'impôt religieux. Leur rôle, en matière d'éducation est constitutionnellement reconnu. En Autriche, où continue de s'appliquer le concordat de 1933 signé par le chancelier Dollfuss, la religion catholique, en dépit du principe de la liberté religieuse, dispose d'un rôle, à la fois social et éducatif considérable.

Deux situations nationales méritent une attention plus particulière, celle de l'Irlande et de la Grèce. Dans ces deux pays, la religion, catholique d'un côté, orthodoxe dans l'autre, a constitué l'élément central d'une identité nationale face à un adversaire aux prétentions impérialistes.

Même si la religion catholique ne constitue pas, en Irlande, une religion d'État, même si l'article 44 de la constitution du 1er juillet 1937 comporte la promesse de l'État de ne doter aucune religion, même si, enfin, n'existe aucun concordat entre la république d'Irlande et le Vatican, l'évidence s'impose vite d'une surdétermination religieuse tant des institutions que de la législation irlandaise. En permanence la constitution, établie "Au nom de la Très Sainte Trinité, dont dérive toute puissance et à qui il faut rapporter comme à notre but suprême, toutes les actions des hommes et des États", fait référence au catholicisme. Toutes les autorités, exécutives, législatives ou judiciaires, par le serment qui leur est imposé se trouvent institués garants de la défense de l'église dominante. La conception de la famille, la morale familiale et sexuelle qui proscrit le divorce et sanctionne l'avortement, même la définition des principes de l'éducation ou du droit de propriété apparaissent comme l'expression, directe ou induite, d'une loi naturelle d'essence religieuse. Par delà l'étonnement que peut susciter une telle réalité, il semble que l'on puisse trouver l'explication dans le rôle majeur que l'identité catholique va jouer, principalement à compter du début du XXème siècle, dans le combat pour l'autodétermination. S'affirmer catholique c'était se révéler autre, c'est à dire étranger aux anglais, réduits, par comparaison, aussi à leur identité religieuse. Une telle instrumentalisation politique de la religion se retrouve encore en Irlande du Nord. Qu'importe dès lors que, juridiquement l'Église puisse être séparée de l'État ou qu'aucun concordat n'ait été négocié à partir du moment où, tant les institutions publiques que la société, fondent la légitimité de leurs décisions ou de leurs comportements sur des préceptes religieux.

La situation de la Grèce présente un certain nombre de similitudes. Ici aussi, la religion fut vécue comme un instrument d'affirmation d'une conscience nationale face à l'occupant ottoman ou le "libérateur", pas nécessairement mû par des intentions amicales, habsbourgeois, donc catholique. Subsiste encore ce sentiment de citadelle assiégée qui conduit souvent la Grèce, en ces temps de turbulences balkaniques à faire prévaloir des solidarités orthodoxes sur le respect des engagements européens. Selon la constitution du 9 juin 1975, adoptée "au nom de la Trinité sainte, consubstantielle et indivisible", la religion dominante est celle de l'Église orthodoxe orientale du Christ. Culturellement, le poids social de l'orthodoxie est tel qu'il n'est pas inconcevable de se proclamer athée et orthodoxe (cf. Vasilios N. Makrides: "La tension entre tradition et modernité en Grèce" et Religions et laïcité dans l'Europe des douze, op. cit. p. 73 et suiv.).

L'orthodoxie constitue une composante nécessaire de hellénité. Ceci explique l'exigence de la mention de la religion sur la carte d'identité ou la parité reconnue entre mariage religieux et mariage civil.

L'exemple grec et celui de l'Irlande imposent l'engagement d'une réflexion sur la situation qui prévaut au sein d'un certain nombre des pays de l'Europe centrale et orientale. Les récents déchirements balkaniques qui ont brisé la bien artificielle unité yougoslave ont toujours trouvé, dans la recherche d'identités religieuses, les arguments en faveur d'une logique de haine et de purification ethnique. Une telle évidence doit conduire à rechercher, en permanence, derrière les textes ce que révèlent les pratiques sociales.

B - Ce que révèlent les pratiques sociales.

 

Si l'on en croit Jean Baubérot, une sorte de synthèse serait en train de s'opérer entre des réalités séparatistes, principalement représentée par l'exemple français, et des pratiques d'imbrication plus marquée entre religion et société, qui pourraient laisser supposer l'émergence, a minima, d'un modèle laïque européen. La construction européenne n'aurait d'ailleurs que peu de part dans cette évolution qui tiendrait plus à une évolution en profondeur et sur la longue durée des sociétés modernes (op. cit. p. 85). Ce constat, s'il venait à se confirmer, ne pourrait qu'être source d'inquiétude pour les laïques car il traduirait, fondamentalement, une remise en cause de l'idée même de laïcité, réduite à une mise en œuvre tolérante de liberté religieuse. Or, la laïcité n'est pas réductible à la liberté religieuse, même si cette dernière en constitue l'un des éléments. Comme l'a souligné avec justesse Maurice Barbier, "on commet souvent une confusion regrettable. En effet, la laïcité consiste à faire passer la religion de la sphère publique à la sphère privée. On en déduit alors que la religion est seulement une affaire personnelle et qu'elle ne concerne que la vie privée… en fait ce raisonnement est inexact… les expressions "sphère publique" et "sphère privée" sont à prendre dans leur sens juridique technique: la première renvoie au domaine de l'État, et la seconde à celui de la société civile… la religion échappe au domaine public de l'État, mais… elle peut exister et agir librement dans la société"(19). L'on pourrait ajouter que cette autonomie retrouvée par l'État l'autorise à voir dans la religion un phénomène social qui comme tous les autres, sans privilège particulier, doit être soumis aux exigences de l'ordre public. Selon la formule de Régis Debray, "est laïque celui qui refuse de donner droit de cité au fait social" (cf. R. Debray: "La laïcité: une exception française", in "Genèse et enjeux de la laïcité" Genève Labor et Fidès p. 199 et suiv.).

Plus largement, la laïcité implique une séparation stricte entre les éléments constitutifs du lien politique, qui s'ordonne autour de la constitution d'un pacte civique défini par la loi, et ceux qui relèvent du lien social, lequel autorise, dans les limites de l'ordre public, les comportements d'appartenance à un univers communautaire.

Selon Françoise Champion (op. cit., Le Monde de l'Éducation), en dépit des indications que donnent les textes, et si l'on raisonne en intégrant une certaine durée historique, le phénomène de sortie du religieux serait particulièrement visible au sein des différentes sociétés européennes.

En Allemagne, si l'impôt religieux subsiste, un nombre sans cesse plus important de citoyens renonceraient à se déclarer pratiquants, manifestant ainsi une volonté claire de désaffiliation religieuse, particulièrement net dans les länder de l'ex-RDA. Aux Pays-bas, en dépit du nombre d'écoles privées à dominante confessionnelle, le nombre de citoyens qui s'affirment areligieux est en augmentation croissante et s'ils continuent de scolariser leurs enfants dans des écoles confessionnelles, c'est dans une logique de consommation plus que de conviction.

Ces évolutions sont incontestables et elles pourraient être constatées dans d'autres pays. Toutefois, et à l'inverse, sont perceptibles des phénomènes contraires de culturalisation et parfois de politisation de certaines appartenances religieuses. Tel est le cas, en Grèce ou en Irlande, de même, aux frontières de l'Union européenne, dans des pays qui, à terme devraient en faire partie. Par ailleurs, et dans le même sens, l'émergence de nouveaux cultes, pratiqués par des populations issues d'univers culturels différents de ceux autour desquels se sont construites les diverses consciences nationales européennes, posent aux États des questions dont la solution exige courage et imagination. La tentation peut être grande, pour les pouvoirs publics, de les soumettre au traitement réservé aux cultes "reconnus" de façon traditionnelle. Les pratiquants de ces cultes, souvent fragilisés économiquement et socialement, peuvent être tentés par la commodité d'un repliement communautariste qui les conduit à valoriser leurs pratiques religieuses, au détriment d'un respect de la loi. L'affaire du voile islamique et le traitement qui lui a été réservé par les autorités françaises est démonstrative de cet embarras.

Les laïques n'ont aucune raison de se sentir démentis par ces problèmes d'un genre nouveau, et au-delà, rie ne justifie, bien au contraire, une remise en cause des fondements de leur démarche et de leur combat. Le modèle français, en dépit de ses imperfections ou, parfois de ses hésitations, conserve des vertus qu'aucun autre modèle n'est, à ce jour, en mesure de dépasser.

Si elle souhaite conserver une capacité opératoire, la laïcité doit conserver la substance juridique et philosophique qui en font l'originalité et n'ont cessé de fonder son opérativité. Plus la société devient complexe, et plus la laïcité s'impose comme une nécessité, pacificatrice des rapports sociaux. Il faut le rappeler avec force, contrairement à l'affadissement, accepté par certains au nom d'une sécularisation irréversible, la laïcité doit impérativement rester le fondement de la société et de l'État et non pas se réduire jusque à en devenir simplement l'une des composantes idéologiques. Elle n'est pas l'un des éléments, parmi d'autres, du pluralisme social et religieux, elle en constitue la garantie et en détermine les limites, qui ne peuvent trouver de justification que dans la sauvegarde d'une permanence de l'unité politique de la nation. Ce que les citoyens ont à y gagner, les adeptes des diverses religions n'ont guère de raison de craindre de le perdre. Mieux même, à accepter d'être juridiquement séparées de l'État, les Églises ont à gagner une identification plus claire de leur rôle d'éventuelle conviction. Elles doivent simplement se convaincre qu'aucune société moderne, qu'aucun État démocratique ne peut accepter de voir le bien commun défini, et administré, par d'autres instances que par celles dont la légitimité émane de la souveraineté du peuple. 

RETOUR à l'INDEX